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"L'amour est enfant de bohême"

Article publié dans le n°1116 (16 nov. 2014) de Quinzaines

« Carmen est maigre, – un trait de bistre   Cerne son œil de gitana.   Ses cheveux sont d’un noir sinistre,   Sa peau, le diable la tanna. » (1)
Hervé Lacombe
Christine Rodriguez
La Habanera de Carmen : naissance d'un tube
(Fayard)
« Carmen est maigre, – un trait de bistre   Cerne son œil de gitana.   Ses cheveux sont d’un noir sinistre,   Sa peau, le diable la tanna. » (1)

« Carmen est maigre, – un trait de bistre
Cerne son œil de gitana.
Ses cheveux sont d’un noir sinistre,
Sa peau, le diable la tanna. » (1)

Les auteurs de ce livre se sont donné pour but de « proposer une manière d’histoire culturelle » de l’air le plus fameux de l’opéra le plus joué au monde. Cet opéra, c’est Carmen, créé le 3 mars 1875 à Paris (à l’Opéra-Comique) – et dont le compositeur, Georges Bizet, mourut trois mois plus tard. Le livret, dû à Henri Meilhac et Ludovic Halévy, est tiré d’une nouvelle de Mérimée ayant paru pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes le 1er octobre 1845.

Carmen ne fut d’abord ni un grand succès ni un véritable échec. En tout cas, la Habanera du 1er acte devint peu à peu l’un des plus grands « tubes » que la musique – savante ou populaire – ait jamais produits. Un « tube », c’est un air suffisamment commun pour qu’on le retienne et assez original « pour être reconnaissable entre mille ». La Habanera, ce morceau « qui ne cesse, depuis sa création, de se dé-territorialiser », s’est détachée de l’opéra et a poursuivi, seule, une carrière sans égale. Elle est, pour Adorno, de ces mélodies qui ont la propriété de « sonner comme des citations », des réminiscences (2).

Qu’est-ce qu’une habanera ? C’est, à l’origine, une contredanse des musiciens noirs de Saint-Domingue, d’où elle a émigré à Cuba, qui était une colonie espagnole. Puis la contrandanza cubana s’exporte au Mexique, en Amérique du Sud, en Espagne. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, une floraison de habaneras voit le jour dans une France férue d’hispanisme : Chabrier, Saint-Saëns, Debussy, Ravel… Le rythme caractéristique de la habanera (et qui sera aussi l’une des signatures du tango) est le suivant : une croche pointée (3) et une double croche pour le premier temps ; deux croches pour le second. Sébastien Iradier (ou Yradier : il a francisé son nom), « le compositeur le plus représentatif de la chanson créole en Espagne », contribua grandement à l’essor de la habanera dans notre pays. Iradier s’était installé en France, où il était devenu, en 1853, le professeur de chant de l’impératrice Eugénie. Dans sa Symphonie espagnole, Édouard Lalo lui a emprunté un air et c’est à Yradier qu’on doit une habanera aussi célèbre que celle de Carmen : La Paloma.

C’est également à Yradier qu’on doit la Habanera de Bizet ! Bizet, à qui seul son Premier Grand Prix de Rome avait fait quitter Paris, compulsa pour écrire Carmen des albums de chants espagnols et tomba sur cet air d’Yradier qui allait faire une partie de sa gloire. En un temps où l’empire de la propriété littéraire et artistique était encore modeste, il l’emprunta sans scrupule, tout en lui apportant des modifications significatives. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas qu’une ressemblance entre les deux morceaux.

La Habanera est le moment de l’opéra où apparaît Carmen, et les auteurs du livre soulignent que lui confier une pièce de ce type était le moyen idéal d’associer à son personnage tout un imaginaire lié à l’exotisme et de faire en sorte que « Carmen soit pleinement Carmen dès son premier chant ». Ils remarquent qu’il s’agit d’un air de séduction mais aussi d’un air sur la séduction, qui « ne cesse de clamer la volte-face du sentiment amoureux, dans son rythme, ses images, dans ses mots ». Les œillades et autres déhanchements dont la créatrice du rôle (Célestine Galli-Marié) – comme toutes les autres Carmen à sa suite – accompagna sa prestation vocale déchaînèrent l’indignation de certains critiques ; par exemple, Oscar Comettant, dans Le Siècle, dénonça les « fureurs utérines de Mlle Carmen et les aspirations des ribaudes qui lui font cortège ».

La cigarière Carmen apparaît comme une séductrice d’autant plus dangereuse qu’elle est bohémienne. Dans la vision de Mérimée et les fantasmes de l’époque, les bohémiens, qui tiennent à la fois de l’homme et de l’animal, sont l’expression d’une force vitale incontrôlable. Les auteurs, à juste titre, se tiennent à distance de certaines interprétations du morceau, celle par exemple qui y verrait « un air de féministe avant la lettre, volontariste, qui revendique la liberté du corps » ; mais lorsqu’ils nous disent que la Habanera « parle d’abord de l’homme universel : celui qui ne contrôle pas son cœur », c’est tout aussi discutable. Ou quand ils prétendent que la leçon de l’air est qu’en amour nous sommes tous des gitans. L’identification d’une « guerre des sexes comme cadre idéologique de la rencontre de Carmen et Don José » est plus convaincante.

Comment transposer musicalement l’ensorcellement dont Carmen est capable ? Par l’usage « d’un chromatisme sinueux et d’un rythme obsédant », selon les auteurs. Deux obsessions sont à l’œuvre qui donnent à la Habanera son caractère hypnotique : à la présence incessante du rythme indiqué plus haut s’ajoute l’emploi de ce qu’en harmonie on appelle une « pédale » (prolongation ou répétition d’une note quels que soient les accords qui se superposent à elle) : ici, il n’y a pas une seule mesure qui ne commence à la basse par la tonique ré. La pièce ne quitte d’ailleurs jamais le ton de (d’abord mineur, puis majeur quand le chœur intervient) et sa charpente est faite de trois accords seulement.

Dans un livre dont j’ai déjà parlé (4), la musicologue américaine Susan McClary (son nom n’est pas cité dans l’ouvrage qui nous occupe) relève elle aussi que la musique confiée à Carmen « se distingue par ses excès chromatiques ». Et elle analyse en détail le tout début de la Habanera. La descente par demi-tons de à la est effectuée de telle façon que tour à tour elle comble et frustre les attentes de l’auditeur. Sur les paroles « est un oi[-seau] », la musique s’attarde sur un do naturel et un triolet déstabilisants ; puis le si bémol « qui aurait dû être une note de passage sans conséquence sur un temps faible se voit donner un coup de coude évocateur par la déclamation du mot “re-belle” ». Cette manière erratique de descendre la gamme, en accordant parfois la tonique mais en la refusant souvent au dernier moment, révèle en Carmen, selon McClary, un « “maître” de la rhétorique de la séduction », qui « sait accrocher et manipuler le désir ».

En opposition avec Micaëla, qui incarne l’idéal bourgeois de la jeune fille bien sage, Carmen, selon Susan McClary, est « l’Autre dissonant ». Elle a pour marque musicale l’intervalle de seconde augmentée (exemple : si bémol – do dièse), qui longtemps a été le signe de l’Autre racial. Et pour McClary le personnage central de cette fable morale qu’est Carmen, c’est Don José : « son discours musical est celui de la langue “universelle” de la musique classique occidentale ». Dès lors, la stratégie de Bizet serait de « mettre en place des tensions presque insupportables qui mènent l’auditeur, non seulement à accepter la mort de Carmen, mais à réellement la désirer ».

« Je respire le vent des grèves,
Je suis heureux loin de ton seuil :
Et tes cheveux couleur de deuil
Ne font plus d’ombre sur mes rêves. » (5)

  1. Théophile Gautier, « Carmen », in Émaux et Camées.
  2. Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia, Gallimard, 1982, p. 29.
  3. Le point peut, comme dans Carmen, être remplacé par un quart de soupir.
  4. Susan McClary, Feminine Endings : Music, Gender and Sexuality, University of Minnesota Press, 1991 (voir QL n° 1 091).
  5. Villiers de L’Isle-Adam, « Conte d’amour », in Contes cruels.
Thierry Laisney