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Article publié dans le n°1009 (16 févr. 2010) de Quinzaines

Lorsqu’il découvre la correspondance échangée par deux personnages illustres qu’on ne sache pas avoir été des amis personnels, le lecteur s’interroge sur la nature du lien qui les unit. En l’occurrence, il est d’abord politique.
Ernst Heidegger Jünger
Jünger et Heidegger
Lorsqu’il découvre la correspondance échangée par deux personnages illustres qu’on ne sache pas avoir été des amis personnels, le lecteur s’interroge sur la nature du lien qui les unit. En l’occurrence, il est d’abord politique.

Chacun à sa manière, Jünger et Heidegger étaient tous deux des figures importantes de la culture allemande des années trente. Avec le recul du temps, ils nous paraissent avoir appartenu, comme Gottfried Benn ou Carl Schmitt, voire Wilhelm Furtwängler, à cette nébuleuse intellectuelle qui s’est située aux franges du nazisme. Certains ont franchi le pas, d’autres non, ou si temporairement qu’on peut les créditer d’un aveuglement duquel seuls les petits malins sont absolument certains de n’être jamais victimes. Les justiciers ont la chance de savoir où passe la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable ; ils ont parfois le tort de fonder leurs jugements sur des informations parcellaires. Ils condamnent Heidegger pour son année de rectorat, mais ils célèbrent le si beau style de Cioran et ils ignorent que Mircea Eliade était un représentant officiel des fascistes roumains et qu’il a persisté dans l’antisémitisme après la découverte des camps.

Plutôt que de condamner les uns et d’absoudre les autres, mieux vaut considérer qu’on a là de beaux exemplaires d’intellectuels de droite, de ceux qui se qualifient eux-mêmes d’hommes libres par opposition au supposé conformisme démocratique. Jünger parle aussi avec ferveur de ces autres compagnons de route du fascisme que furent Vintila Horia ou Ezra Pound. Ce ne sont pas des esprits qu’on puisse tenir pour négligeables, à quelque distance que l’on se perçoive de leur univers politique.

On peut, si l’on récrit l’Histoire, se demander quelle image nous nous ferions de ces intellectuels s’il n’y avait pas eu le nazisme. Sans doute celle de penseurs que les « orages d’acier » de la Grande Guerre amenèrent à s’interroger sur la signification de l’ère de la technique. Ils pourraient être rapprochés du grand poète français qui écrivit « Ah Dieu que la guerre est jolie ! » et mourut de la grippe espagnole au moment de l’armistice. On peut aussi voir les choses comme Kurt Hiller, qui avait été incarcéré par les nazis dès 1933 mais put émigrer l’année suivante. Le 20 octobre 1945, il déclara à propos d’une éventuelle interdiction des écrivains nazis : « Que signifie nazi ? La littérature noblement nationaliste, plus retenue, plus jolie, plus civilisée, est de loin la plus dangereuse. Ernst Jünger est plus dangereux qu’Adolf Hitler ; les Considérations d’un apolitique de Thomas Mann sont plus dangereuses que Jünger. »
Cette question forme l’arrière-plan de la correspondance entre Heidegger et Jünger, qui n’a pas commencé, comme on aurait pu l’imaginer, dans les années trente, lorsque Heidegger lut Der Arbeiter d’assez près pour lui consacrer un séminaire. La rencontre, qui n’eut pas lieu lorsque l’un et l’autre réfléchissaient sur la question de la technique, se produisit au lendemain de la défaite du nazisme, entre deux grands intellectuels que leur peu de fermeté passée dans l’antinazisme mettait désormais en position délicate et qui devaient « endurer la solitude ».

En septembre 1948, l’écrivain interdit d’édition prend contact avec l’illustre philosophe interdit d’enseignement, dont la personnalité l’éblouit. En juin 1949, il lui propose de participer à une revue commune à ces intellectuels peu en odeur de sainteté face à la « dictature de l’opinion ». Pour sa part, Jünger est tenté, tout en sachant que la « situation » est telle qu’il vaut mieux « n’offrir à la polémique que la matière strictement indispensable ». Heidegger refuse, précisément à cause de ladite « situation ». Sa réponse montre chez lui un plus fin politique qu’on ne croit souvent. « L’apparition conjointe de nos noms », écrit-il, « se transformerait en événement politique qui ébranlerait notre dernière position assurée. (…) C’est pourquoi je pense que nous devrions retirer ce projet et laisser plus longtemps mûrir sa définition. Nous ne devons pas jeter une ultime pâture à la soif de vengeance persistante. » Jünger reconnaît la justesse de ce jugement : « l’idée de constituer un organe pour les derniers penseurs et créateurs autonomes avait quelque chose de séduisant. Mais elle aurait peut-être entraîné un investissement plus fort que ce n’était l’intention des participants ».

À partir de là va se développer une relation personnelle entre le philosophe reconnu par ses pairs et l’intellectuel mondain. Heidegger a d’emblée reconnu l’importance des ouvrages de Jünger pour la constitution de sa propre réflexion. On pourrait donc l’imaginer en position inférieure face à l’écrivain célèbre qui n’a pas lu de près ses livres et qui fait de Schopenhauer une des belles étoiles du ciel philosophique. Or, curieusement, c’est dans l’autre sens qu’est déséquilibrée la relation qui s’instaure entre eux : Jünger est toujours en position de demandeur, face à un Heidegger aimable mais jamais disponible. Il ne refuse certes pas de lui expliquer en deux pages le sens de sa réflexion sur le temps à propos d’une sentence de Rivarol sur laquelle Jünger l’interroge ; il lui fait un petit cours sur l’Être et le nihilisme à l’occasion d’un livre que Jünger lui a envoyé, Passage de la ligne.

À chaque fois, c’est pour nous un plaisir intense que de voir ainsi un penseur réputé abscons expliquer des points majeurs de sa réflexion sur le mode de la conversation amicale. Il n’empêche que, malgré son exquise politesse, la conscience aiguë qu’il a de sa supériorité transparaît de lettre en lettre, acceptée comme allant de soi par son correspondant. Sans doute n’y a-t-il jamais de totale égalité de statut dans des relations de ce genre. L’étonnant est que ce soit aussi net ici et que ce soit au détriment de Jünger, qu’on aurait pu croire plus assuré de lui-même.

Est-ce l’effort de chacun des deux pour se présenter au mieux face à un autre intellectuel de renom ? Est-ce un effet de leur estime réciproque ? Est-ce simplement qu’ils se montrent là dans la simplicité de leur intimité ? Toujours est-il que cette correspondance met en valeur ce que l’un et l’autre ont de sympathique. Mais aussi, ce qui est plus intéressant pour le lecteur, elle aide à comprendre leurs positions politiques bien mieux que certaines études.

Jünger a une belle phrase qui touche juste et en dit long aussi sur lui-même : « Je n’apprécie pas seulement Martin Heidegger à cause de son œuvre, mais aussi parce qu’il a pris des risques politiques alors qu’il lui aurait été beaucoup plus confortable de ne pas le faire. Peut-on lui en faire grief, si les puissances politiques ont déçu sa confiance ? »

Marc Lebiez

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