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De la violence dans la cité. Entretien avec Etienne Balibar

Article publié dans le n°1009 (16 févr. 2010) de Quinzaines

S’interroger sur les rapports de la violence et de la civilité, c’est, d’une part, se demander ce qu’il en est de la politique et de son autre scène, et de l’autre, ordonner les formes de cruauté en des lieux pensables et, enfin, esquisser des procédures de civilité qui laissent ouvert l’horizon d’une possible anti-violence. C’est parce que ce cheminement nous a paru intéressant que nous avons voulu qu’Étienne Balibar revienne, de vive voix, pour les lecteurs de La Quinzaine littéraire sur les vues qu’il développe dans ses derniers travaux.
Etienne Balibar
Violence et civilité
S’interroger sur les rapports de la violence et de la civilité, c’est, d’une part, se demander ce qu’il en est de la politique et de son autre scène, et de l’autre, ordonner les formes de cruauté en des lieux pensables et, enfin, esquisser des procédures de civilité qui laissent ouvert l’horizon d’une possible anti-violence. C’est parce que ce cheminement nous a paru intéressant que nous avons voulu qu’Étienne Balibar revienne, de vive voix, pour les lecteurs de La Quinzaine littéraire sur les vues qu’il développe dans ses derniers travaux.

Omar Merzoug – Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux rapports de la violence et de la politique ?

Étienne Balibar – Je pourrais vous dire que, pour moi comme pour beaucoup d’autres, la politique s’est d’abord présentée dans la modalité de la violence, puisque ma jeunesse était contemporaine de la guerre d’Algérie. Mais d’autres générations, en d’autres lieux, avaient découvert la même chose à partir d’autres réalités, parfois encore plus tragiques. La question qui se posait, cependant, surtout quand on avait effectué sa formation philosophique dans les débats de la phénoménologie, du marxisme et du structuralisme des années 60-70, c’était de ne pas en rester à une juxtaposition de l’expérience et de la théorie, mais d’essayer de les transformer l’une par l’autre.

O. M. – En quels termes, selon vous, se pose la question des rapports entre la violence et le concept de politique ?

É. B. – Ces termes ne cessent d’évoluer, mais ils sont toujours constitutifs. Il y a une tradition qui court de Platon à Éric Weil, et qui fait de la violence l’autre absolu de la politique, dès lors assignée à la catégorie du discours, ou de l’institution. Il y a une autre tradition, dont la trace se lit chez Thucydide, Machiavel, Weber ou même Arendt, pour qui la politique est un débat, une altercation permanente avec la violence, dont elle ne peut pas se passer, mais dont elle tente de ne pas devenir prisonnière. Je me sens plus proche de cette seconde tradition. Votre question, pour un auditeur contemporain, évoque naturellement le livre de Carl Schmitt (Der Begriff des Politischen). Mais Schmitt a lui aussi une conception essentialiste de la violence. Je cherche une alternative concrète à cette conception, sans ignorer les questions qu’elle pose.

O. M. – Est-ce que la violence est un échec de la civilité ? Est-ce que la violence est constitutive de la civilité ?

É. B. – Je ne peux pas vous répondre sans évoquer des distinctions que je travaille dans mon livre. Il n’y a rien de tel que la violence au singulier. Il faut une phénoménologie différenciée, qui distingue la violence active et la violence réactive, et surtout tente de problématiser le seuil entre la violence « ordinaire » et la cruauté. Et à l’intérieur de celle-ci il faut distinguer entre la cruauté « ultra-objective », celle des structures d’élimination d’êtres humains sans utilité apparente, et la cruauté « ultra-subjective », celle des exclusions identitaires ou des vengeances d’État… Après quoi il faut encore se demander comment ces figures ne cessent de se transformer l’une dans l’autre, ce que je décris comme un effondrement de la politique. L’idée de civilité dont je me sers en contrepartie n’est pas l’idée moralisante d’un refus de l’incivilité, c’est une idée plus proche de la citoyenneté, qui a d’ailleurs la même étymologie. Elle vise à caractériser la façon dont la politique se reconstitue à partir de son impossibilité, dans un rapport dialectique avec la violence. Je dis que la civilité est une « anti-violence », pas une « non-violence » et pas non plus une « contre-violence » répressive ou subversive.

O. M. – « La présomption d’une élimination de la violence est un des éléments constitutifs de notre idée de la politique. » Est-ce que la fin de la politique est de créer un ordre social expurgé de toute violence ?

É. B. – Cette formule décrit une tradition, comme je l’ai rappelé. Elle triomphe en particulier dans les définitions juridiques de la politique comme mise en œuvre du droit ou de l’État de droit. Et celui-ci, dans le meilleur des cas, n’assure la protection des individus ou de la société qu’au prix d’une formidable dissimulation des moyens eux-mêmes violents qui sous-tendent cette protection et qui viennent au jour sur les marges de l’ordre social ou dans ses états d’exception. La pire des violences invisibles est parfois le consensus. La fin de la politique n’est donc pas la même, par définition, pour tous les acteurs politiques, mais elle n’est jamais d’expurger la violence. Inversement l’extrême violence a pour résultat, intentionnellement ou non, d’écraser les figures du conflit, sans lesquelles il n’y a pas de politique. Je dirais que dans le rapport de la violence au conflit se joue l’essentiel d’une analyse de la politique. Le conflit est une forme de la civilité, comme le disait Machiavel.

O. M. – Vous notez que notre époque semble être le lieu d’une sorte de résurrection de la conception hobbesienne de la violence ? Pourquoi ? Et comment l’expliquez-vous ?

É. B. – La conception hobbesienne renvoie d’abord à la multiplicité omniprésente des formes de la violence, métaphoriquement comparée à une « guerre de chacun contre chacun » ; ensuite à une hantise permanente de l’insécurité, dans les formes de l’institution et du droit qui la réduisent. C’est ce qui oblige l’autorité à se draper de sacralité, à se présenter comme un « Dieu mortel ». Cette conception avait joué un grand rôle dans la réflexion sur la fondation de l’État-nation moderne, puis elle avait été oubliée ou atténuée dans le discours libéral, ou républicain. Elle resurgit parce que cet État est en crise aussi bien du point de vue de sa souveraineté extérieure que du point de vue de sa légitimité intérieure, et de sa capacité à réguler les conflits sociaux. Dans mon livre, je n’étudie jamais Hobbes seul, mais dans le cadre de deux grandes confrontations, l’une avec Hegel, à propos de la possibilité de « convertir » la violence historique en fondement pour l’ordre institutionnel, l’autre avec Schmitt, à propos de la question de savoir si le conflit politique se ramène à l’opposition de l’ami et de l’ennemi.

O. M. – Peut-on dire que c’est parce que la politique n’est pas tout à fait rationnelle que la violence se manifeste dans la cité ?

É. B. – Je dirais l’inverse : c’est parce que la violence du conflit dans la cité est irréductible que la politique n’est pas tout à fait rationnelle, ou plutôt constitue un mixte indissociable de rationalité et d’irrationalité. Dans mon livre, j’emprunte à Roberto Esposito la catégorie de « l’impolitique » pour décrire cette autre scène de la politique, sur laquelle se joue sa possibilité. À partir de là, il y a plusieurs attitudes possibles : on peut s’échapper dans le mythe, on peut censurer la face impolitique de la politique au nom d’une rationalité bureaucratique comme dans les théories de la « gouvernance », ou bien, selon le mot inventé par Bachelard, on peut essayer d’inventer un « surrationalisme », c’est-à-dire de problématiser au sein de la raison elle-même la contradiction et l’hétérogénéité qui la travaillent.

O. M. – Réfléchir sur la civilité et la violence, est-ce reprendre à nouveaux frais la question de la barbarie et de la civilisation ?

É. B. – Civilité et civilisation sont certainement deux termes proches l’un de l’autre. Je suis parfois amené à parler de civilisation (par exemple civilisation de l’État, ou civilisation de la révolution), parce qu’en français il n’y a pas d’autre verbe que « civiliser » pour désigner la production de la civilité. En revanche je me méfie énormément du terme de « barbarie », ne serait-ce qu’à cause de son association avec une vision linéaire, occidentalo-centrique, du progrès, dont on sait qu’elle a recouvert pendant des siècles l’extermination, l’asservissement, la conversion forcée, etc. Mais votre question me conduit à évoquer une autre dimension de mon travail. Celui-ci discute longuement des rapports entre le marxisme, la politique et la violence. Ce n’est pas simplement un règlement de comptes avec ma « conscience philosophique », comme disait Marx. C’est une nécessité absolue de la question. Le marxisme a apporté une contribution incontournable à la problématisation des dimensions violentes de la politique, en particulier du côté de la violence structurelle, capitaliste ou autre, celle qui est inhérente à une structure de domination sociale ou en découle. Et en même temps le marxisme s’est trouvé désarmé intellectuellement, donc politiquement, devant les effets de la violence sur sa propre pratique. Le célèbre mot de Rosa Luxemburg en 1914, « socialisme ou barbarie », trouve alors une résonance terriblement ironique.

O. M. – Vous évoquez Clausewitz. En quoi les conceptions de Clausewitz nous aident-elles à mieux comprendre les guerres contemporaines ?

É. B. – Il est frappant que le débat sur la définition de la guerre proposée par Clausewitz resurgisse périodiquement. Ce fut le cas chez Lénine et Mao à propos de la « guerre révolutionnaire ». Ce fut le cas au moment de la guerre froide, à propos de la question de savoir si la logique de mutual assured destruction était encore « rationnelle » au sens de Clausewitz. C’est à nouveau le cas depuis que se déchaînent, de l’ex-Yougoslavie à l’Irak et à l’Afghanistan, les soi-disant low intensity conflicts. L’enjeu est toujours le même : est-ce qu’on peut circonscrire le phénomène « guerre » au sein d’un espace plus général de la politique, et du même coup définir sa « fin », au double sens du terme : ce à quoi elle sert, là où elle s’arrête. Le débat actuel est passionnant, parce qu’il remet à jour de grandes thèses stratégiques de Clausewitz, comme la « supériorité de la défensive », l’importance des forces morales ou idéologiques, et en même temps il illustre le fait que les limites de la guerre se sont brouillées, par rapport à la police, ou à la guerre civile et à ce qu’Enzensberger appelle la « guerre moléculaire ».

O. M. – Vous consacrez tout un chapitre à Lénine et à Gandhi. Pourquoi parlez-vous à ce sujet de rencontre manquée ?

É. B. – C’est une fiction théorique que je construis, pour mettre en regard les deux grandes élaborations de stratégies révolutionnaires du XXe siècle : communiste et nationaliste, violente et non violente. Elles ont en commun d’avoir cherché à sortir du mythe pour penser la politique comme une pratique collective dans l’élément de la violence, ou une transformation politique de la violence qui, au départ, n’est pas choisie. La rencontre manquée dont je parle n’est pas tant celle des protagonistes (encore que l’interférence du communisme et du nationalisme au XXe siècle, spécialement en Inde, est une histoire pleine de surprises). C’est plutôt celle des données hétérogènes du problème dans la tradition révolutionnaire elle-même. Il y a des exceptions, bien sûr, par exemple le zapatisme mexicain.

O. M. – En quoi vos analyses permettent-elles d’éclairer les enjeux du temps présent en termes de violence et de civilité ?

É. B. – Ce n’est pas à moi de le dire. J’ai toujours essayé de tenir ensemble une réflexion sur l’actualité et un travail sur les formes conceptuelles. Je suis dans cet écart, que j’espère productif, mais qui n’est pas indéfiniment tenable. J’espère que d’autres sauront le réduire.

Propos recueillis par Omar Merzoug

Omar Merzoug

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