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Épithètes

Appliquons à la musique ce que, dans un article de 1959 (1), l’auteur britannique Frank Sibley affirmait des œuvres d’art en général. Nous faisons à leur propos des remarques de deux ordres. En ...

Appliquons à la musique ce que, dans un article de 1959 (1), l’auteur britannique Frank Sibley affirmait des œuvres d’art en général. Nous faisons à leur propos des remarques de deux ordres. En musique, nous dirons par exemple que tel concerto comprend trois mouvements, est écrit pour un violon soliste et un orchestre de chambre, dans la tonalité principale de la majeur, qu’il se termine par un rondo de tempo très vif, etc.

Mais nous pourrons dire aussi que le développement de l’Allegro initial est particulièrement dense, que le mouvement lent est émouvant, qu’en comparaison le finale semble un peu anecdotique, etc. En bref, nous prononçons des jugements par le biais de termes esthétiques, qui sont pour la plupart des adjectifs. Certains d’entre eux sont d’usage prioritairement – voire exclusivement – esthétique : « raffiné », « beau », « élégant »… D’autres « en sont venus à être des termes esthétiques par une sorte de transfert métaphorique » : « mélancolique », « musclé », « équilibré »… Il arrive que l’origine métaphorique d’un terme esthétique soit si lointaine qu’on l’a oubliée.

La thèse de Sibley est que les concepts esthétiques « ne sont pas régis par des conditions » : la coexistence dans une œuvre d’un certain nombre de propriétés non esthétiques ne garantira jamais l’application adéquate à cette œuvre d’un terme esthétique déterminé. Ainsi (en transposant toujours, car Sibley emprunte ses exemples à la peinture), le mode mineur, le chromatisme, la lenteur du tempo et l’utilisation du registre grave réunis dans un morceau ne permettent pas d’inférer le caractère « pathétique » de celui-ci. « En effet, pour Sibley, quand nous parlons d’une œuvre d’art, nous nous intéressons à ses traits individuels et spécifiques » ; si pareille déduction était possible, on ne parlerait jamais d’une œuvre en particulier, on se bornerait « à exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle », comme disait Bergson de l’analyse.

Selon Frank Sibley, « les concepts esthétiques ne sont régis que négativement ». Si une propriété esthétique ne peut être déduite d’un ensemble de traits non esthétiques, elle peut au contraire être exclue par un tel ensemble : une œuvre ne sera en aucun cas « pathétique » (ou alors dans un sens dérivé) si elle est écrite d’un bout à l’autre en majeur, adopte un tempo rapide et des rythmes dansants.

Parmi toutes les épithètes dont on affuble la musique, certaines se sont incrustées dans les titres des œuvres eux-mêmes, moins souvent d’ailleurs par la volonté des compositeurs que par une intervention extérieure. Les titres et sous-titres facilitent la désignation des œuvres. Haydn a écrit cent quatre symphonies ; si aucune ne s’était vu attribuer de nom, on se repérerait dans cette production à peu près aussi facilement que sur un clavier constitué uniquement de touches blanches (ou noires). Et pour dénoter une œuvre, une épithète est tout de même moins aride qu’un numéro d’opus.

Les titres ne sont parfois rien d’autre que des jalons. Les douze symphonies « londoniennes » de Haydn ne doivent rien, en leur essence, à l’Angleterre ; elles ont simplement été composées en vue d’exécutions à Londres. Parfois, l’Histoire se mêle au caractère pour donner son nom à une pièce : ainsi de l’Étude révolutionnaire de Chopin. Plusieurs titres expriment un désir d’évocation : Symphonie écossaise de Mendelssohn, Symphonie alpestre de Richard Strauss. Ou encore un programme : Symphonie liturgique d’Arthur Honegger.

Pour reprendre la distinction de Sibley, certains titres musicaux renvoient à une caractéristique objective : la plus célèbre des symphonies de Schubert peut être dite « inachevée » puisqu’elle n’était pas originairement destinée à ne comporter que deux mouvements sur les quatre usuels (en réalité, cette œuvre mérite doublement son nom : l’idée d’inachèvement est sa substance même) ; et la dernière symphonie du même Schubert est appelée « grande » à cause de ses proportions, inédites à l’époque de sa composition.

Une autre symphonie de Schubert porte l’épithète de « tragique » (qui se retrouve plusieurs fois au cours de l’histoire de la musique). Il y a également plusieurs œuvres « pathétiques », « funèbres », « héroïques », « militaires », ou, dans un registre plus heureux, « pastorales ». Autant de concepts esthétiques. Mais il n’y a pas dans les titres de termes correspondant à un pur jugement de valeur : à ma connaissance, on ne rencontre pas de sonate « magnifique » ou de symphonie « merveilleuse » (« fantastique », oui).

Cependant, des épithètes étranges se lisent dans certains titres. Le compositeur suédois Franz Berwald (1796-1868) a qualifié de « sérieuse » une de ses symphonies (il n’est pas le seul musicien à avoir opté pour ce terme), une autre de « capricieuse », une autre encore de « singulière » (choix plus singulier sans doute que ne l’est l’œuvre elle-même). Sous la plume de Satie, les adjectifs inclus dans les titres n’ont plus de retenue : un morceau peut-être « flasque », « désagréable », « bureaucratique » même.

Un cas m’intrigue. Parmi les Pièces lyriques pour piano de Grieg se trouve un Poème érotique (op. 43 n° 5). On peut lire dans un ouvrage une notation qui se veut rassurante : « malencontreusement titré – il s’agit en fait d’un très beau chant d’amour » (2). Pourtant, un coup d’œil rapide sur la partition révèle qu’au terme d’une progression suspecte le plus haut point de l’excitation génésique est atteint à la mesure 29. Mais, à ce compte-là, les passages musicaux auxquels on peut reconnaître une qualité érotique sont innombrables.

« Un beau titre, disait Furetière, est le vrai proxénète d’un livre » ; c’est le cas aussi en musique. En plus de contribuer à la désignation d’une œuvre et de dire éventuellement quelque chose sur la personnalité de celle-ci, l’adjectif figurant dans un titre est bien sûr une accroche. Mais la dénotation des œuvres musicales par le moyen d’épithètes traduit également la « fatalité prédicative » (3) dont témoignent les discours sur la musique ; « petit jeu de société : parler d’une musique sans jamais employer un seul adjectif » (4).

  1. Frank Sibley, « Les concepts esthétiques », dans Philosophie analytique et esthétique, textes rassemblés et traduits par Danielle Lories, Méridiens Klincksieck, 1988, pp. 41-69.
  2. Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, 1987, p. 387.
  3. Roland Barthes, « Le grain de la voix », dans L’Obvie et l’Obtus, Seuil, 1982, p. 237.
  4. Ibid., p. 236.
Thierry Laisney