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Faire mourir son peuple

Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

Ce n’est pas la première fois qu’une étude sérieuse est consacrée à l’horrible famine des paysans chinois de l’automne 1958 à 1961, qui a causé, par la faute des décisions des dirigeants du Parti et avant tout de Mao, plus de trente millions de morts : chiffre sans précédent pour une famine causée, non par la guerre ou par des catastrophes naturelles, mais par une politique criminelle. Mais c’est la première fois qu’un journaliste chinois l’étudie en détail, en consultant des archives locales auxquelles il a eu accès, des souvenirs d’anciens dirigeants, et en interrogeant d’autres journalistes qui avaient enquêté sur le sujet, et rassemble toutes les données en un ouvrage accablant.
Yang Jisheng
Stèles. La grande famine en Chine, 1958-1961
(Seuil)
Ce n’est pas la première fois qu’une étude sérieuse est consacrée à l’horrible famine des paysans chinois de l’automne 1958 à 1961, qui a causé, par la faute des décisions des dirigeants du Parti et avant tout de Mao, plus de trente millions de morts : chiffre sans précédent pour une famine causée, non par la guerre ou par des catastrophes naturelles, mais par une politique criminelle. Mais c’est la première fois qu’un journaliste chinois l’étudie en détail, en consultant des archives locales auxquelles il a eu accès, des souvenirs d’anciens dirigeants, et en interrogeant d’autres journalistes qui avaient enquêté sur le sujet, et rassemble toutes les données en un ouvrage accablant.

La lecture n’en est pas aisée, à la fois parce que les faits rapportés sont atroces, et parce que la composition est souvent déroutante, répétitive, hésitant entre exhaustivité et synthèses chiffrées épuisantes (l’édition française a d’ailleurs dû remanier le texte original). Mais c’est un document décisif. Le texte n’a évidemment pas pu être publié en Chine communiste, où le sujet continue d’être tabou, mais à Taiwan en 2008.

Comment évoquer un désastre d’une telle ampleur ? Yang Jisheng procède province par province, mais les images se répètent, obsédantes, analogues à celles qui avaient émergé de la famine des paysans ukrainiens en 1932-1933, causée par l’impitoyable politique de collectivisation de Staline : « Les paysans avaient si faim qu’ils n’étaient plus que des sacs d’os, ils tenaient à peine sur leurs jambes » ; « Un matin, alors que je visitais le district de Pi, le sol était couvert de givre. J’ai vu dans un champ de bignone [un aliment pour les porcs] un homme allongé, immobile, et je me suis approché : il était mort. Il avait dans la bouche quelques feuilles, qu’il avait broutées » ; « Zhu Xi, de la brigade de production de Zhangjiaxia, chassait rats et mulots toute la journée dans les meules de foin et les fossés dans les rizières, et la nuit mangeait de la chair humaine en cachette. Un jour, il a fait cuire un essaim d’abeilles, et il est mort d’intoxication alimentaire » ; « On a vu des enfants essayer de téter le cadavre de leur mère » ; « L’écorce des ormes avait été entièrement arrachée et mangée » ; « Mon père [écrit l’auteur, Yang Jisheng] était assis dans son lit, le regard vide, le visage décharné, la peau ridée et flasque. Il voulut lever la main pour me faire signe mais n’y parvint pas, il ne put faire qu’un petit geste. »

À côté des images, ce sont les chiffres qui importent. « Combien y a-t-il eu de morts à Xinyang [dans la province du Henan] ? Le comité de la préfecture a indiqué dans son rapport aux autorités provinciales le chiffre de 380 000 – mais les annales locales en mentionnent 483 000 » ; « Dans mon district natal de Huaibin, il y a eu 180 000 morts sur 400 000 habitants ».

Et le chiffre global, terrifiant : « D’après les documents chinois et étrangers que j’ai consultés, entre 1958 et 1962, quelque trente-six millions de personnes sont mortes de faim en Chine… Cela équivaut à 450 fois le nombre de morts le 9 août 1945 sous la bombe atomique de Nagasaki… C’est un nombre qu’aucune famine dans l’histoire de Chine n’approche, même de loin : la plus meurtrière enregistrée est celle de 1928-1930 : le nombre des victimes avait dépassé tous les records historiques, mais il n’était “que” de 10 millions… »
Pourquoi ?

Sur ce point, le livre de Yang Jisheng est précieux, à la fois pour établir la responsabilité directe de Mao et de ceux qui furent ses complices, et pour mettre en lumière le rôle des « cadres » locaux.

Mao, d’abord. Dès la prise du pouvoir, il a assis son pouvoir sur les autres dirigeants du Parti (par exemple sur Zhou Enlai) en se montrant le plus décidé, le plus « aventuriste » (un terme qu’il revendique), le plus en pointe. Yang Jisheng se concentre sur les réunions de 1958, où Mao a affirmé la « ligne générale » et le « Grand Bond en avant ». À son favori Lin Biao qui s’effrayait d’un éloge par Mao de l’empereur Qin Shi, il répond : « L’empereur Qin, ce n’est rien ! Il a juste enterré vivants quatre cent soixante lettrés, nous en avons enterré quarante-six mille. » Il attaque alors les plus réticents (comme son vieux camarade le maréchal Peng Dehuai), et impose ses mots d’ordre, en août 1959, lors de la conférence de Lushan : le grand bond en avant, pour rattraper la production industrielle de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des États-Unis en multipliant des petits hauts-fourneaux de village tout à fait inopérants, les communes populaires (c’est-à-dire la destruction de la vie villageoise, avec ses rites et ses rythmes), les cantines collectives avec confiscation des instruments de cuisine familiaux, dont les woks, les grands travaux hydrauliques qui mobilisent une main-d’œuvre rendue indisponible pour les travaux des champs. On proclame des rendements à l’hectare et des chiffres de production agricole fantaisistes, que personne n’ose contredire, et on impose aux paysans des réquisitions en conséquence, qui les privent de l’essentiel de leurs récoltes, et même de leurs semences pour l’année suivante. Telles sont les causes de la famine.

Certes, c’est la poursuite effrénée de l’utopie qui est en cause, et un activisme très bolchevique. On peut aussi insister sur un point : la destruction des bases de l’économie capitaliste lors de la prise de pouvoir par les communistes en 1949 aurait pu laisser penser à une atténuation, voire à un effacement de la lutte des classes, les classes bourgeoises (dites « noires ») ayant perdu les bases de leur pouvoir. Mais, comme en Union soviétique, Mao veut fonder son pouvoir sans limites sur l’idée d’une persistance ou d’une accentuation de cette lutte : le Kuo-Min-Tang, les propriétaires fonciers, les capitalistes, les « droitiers » sont supposés s’être infiltrés dans le Parti, dans les villages, voire dans l’âme de chacun. D’où l’engagement d’une lutte impitoyable. Ce ne sont plus les contradictions entre la bourgeoisie et le peuple, mais les « contradictions au sein du peuple » (cette expression rappellera des souvenirs aux anciens maos et sympathisants français) qui viennent au-devant de la scène politique et de son imaginaire. En 1962 encore, Mao affirme : « La classe réactionnaire renversée n’accepte pas sa mort, et elle cherche toujours à restaurer son pouvoir. » Cette simple phrase justifie les violences, la cruauté, l’esprit de destruction.

C’est là que les « cadres » de tous échelons jouent leur rôle, en dénonçant, en accusant, en maltraitant jusqu’à la mort de malheureux paysans (traités de « moyens riches ») ou ceux qui veulent résister en faisant valoir la vérité sur les chiffres de production ou sur les souffrances du peuple. Certains cadres (y compris à des niveaux élevés) cherchent à protéger leurs administrés : ils sont vite dénoncés à leur tour. Yang Jisheng ne les oublie pas et fait valoir leur courage avec impartialité. Mais la vie des simples paysans est livrée à l’arbitraire de ceux qui ont vendu leur âme aux consignes du Parti, et qui ne manquent pas d’exercer leurs prérogatives sans limites, et de profiter de leurs privilèges, en particulier en s’attribuant des rations luxueuses.

En 1962 et plus tard, il y a eu des réhabilitations ; mais jamais cette histoire n’a pu faire l’objet d’un débat public en Chine. Qui plus est, au moment même de la famine, des consignes féroces ont interdit aux proches des victimes de leur donner des funérailles décentes, voire de porter le deuil, en imposant le respect des « quatre interdits » : « 1 : interdiction de ne pas creuser la tombe bien profond, la fosse devait faire au moins un mètre et il fallait planter à sa surface ; 2 : interdiction de pleurer ; 3 : interdiction d’inhumer au bord des routes ; 4 : interdiction de porter le deuil ». En un lieu de la commune de Huangwan, dans la province de l’Anhui, « non seulement les habitants n’avaient pas le droit de se vêtir de chanvre blanc comme il sied pour pleurer ses morts, en plus on les obligeait à porter du rouge [la couleur de la joie et du mariage] ! ».

Malgré la modernisation, les téléphones portables et Internet, la croissance industrielle et les énormes réserves de devises, la Chine contemporaine vit encore sous cette interdiction du deuil, de la mémoire, des monuments et des débats sur les responsabilités des dirigeants. Chacun vaque à ses occupations, cherche à améliorer sa condition, à survivre ou à s’enrichir, selon les cas. Mais le gouffre des massacres et des injustices n’est comblé qu’en apparence. Il continue à saper la légitimité d’un régime qui n’offre pas d’espace d’expression aux plaintes, aux doléances, aux revendications en faveur du droit des individus et des groupes.

Pierre Pachet

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