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À quoi bon reconstituer une enquête de terrain avec les moyens de la fiction, en donnant à des comédiens les rôles tenus à l'origine par les personnes dont traite le livre ? Pour étudier et décrire le réel, Aubenas avait choisi de mentir, de construire une fiction dans laquelle elle jouait le rôle d’une femme de ménage nettoyant vraiment les ferries amarrés dans le port de Ouistreham.

Dans ses livres, Emmanuel Carrère aime brouiller la frontière qui sépare la fiction de la non-fiction. Il compare les cinéastes qui jouent sur cette ambiguïté à Charlie Chaplin qui, à la fin du Pèlerin, marche un pied de chaque côté de la frontière séparant les États-Unis du Mexique. L'auteur du Royaume pense qu'en réalité cette distinction « n’existe pas au cinéma. […] Un film de fiction, c’est un film dans lequel les personnages sont joués par des acteurs[1] », tandis qu'on voit dans les documentaires les personnes véritables. Après avoir réalisé une fiction (La Moustache, adaptation de son propre roman) et un documentaire (son chef-d'œuvre, Retour à Kotelnitch), Ouistreham est, de l'aveu même du réalisateur, l'occasion d’enfin « mêler les deux expériences »[2]. Le titre anglais du film, Between Two Worlds (entre deux mondes), résume bien cet enjeu.

Juliette Binoche, à l'origine du projet et qui a su convaincre et Aubenas et Carrère que ce dernier serait l'homme de la situation, joue le rôle d'un écrivain (et non d'une journaliste), Marianne Winckler. Le nom est un double hommage : à Perec qui fit de Gaspard Winckler un personnage récurrent de son œuvre, mais aussi au confrère de Carrère chez P.O.L, Martin Winckler, pseudonyme du médecin Marc Zaffran, qui raconte dans ses livres sa vie professionnelle. La star sans maquillage (paradoxal déguisement d'un personnage immergé dans le réel) livre une performance bouleversante, exceptionnelle, sans pour autant voler la vedette à ses partenaires amateurs – brutale mais touchante Hélène Lambert, lumineuse Léa Carne (il faudrait tous les citer). Car afin de préserver la dimension testimoniale du livre, le cinéaste a engagé autour d'elle – comme Bruno Dumont l'avait fait dans Camille Claudel 1915 , des comédiens non professionnels, plus vrais que vrais selon lui[3], dont certains ont joué leurs scènes « chez eux, dans leur propre appartement ». En outre, deux des actrices ont été les collègues de Florence Aubenas pendant son enquête, et rejouent des rôles qu'elles ont réellement tenus dans leur vie. Réel, fiction s'interpénètrent et se dénaturent l'un l'autre. L'illusion cinématographique se substitue au réel pour mieux le décrire : la municipalité ayant refusé l'autorisation de tourner in situ, le titre Ouistreham s'imprime, au générique, sur des images du port de Cherbourg – mais le spectateur n'y voit que du feu –, comme si le film entier devait porter le sceau de l'imposture – un thème cher à Carrère –, pour mieux avouer l'impossibilité de reproduire l'expérience menée par Florence Aubenas. Car si le sujet central du film demeure, comme dans le livre, la condition des travailleurs précaires, Ouistreham n'est pas Louise Wimmer. L'auteur de L'Adversaire y ajoute une réflexion très personnelle sur l'imposture, motif récurrent dans son œuvre, et omniprésent dans le film. Impostures en effet, ces stages de Pôle emploi auxquels on n'assiste que pour ne pas être radié, impostures les foutaises dont on sature les CV, ces « dynamique », « motivé », « esprit d'équipe » dont nul n'est dupe ; impostures encore ces « activités de couple » de Cédric et Marianne, ou l'affirmation de cet employé qui se définit comme « un warrior » parce qu'il passe l'aspirateur. Imposteurs la « bombasse » blonde qui en réalité est un homme, ce « tracteur » qui est une voiture (ou le contraire), ce film qui n'est pas le livre. Il y a du Jean-Claude Romand dans cette « fausse personne » que dénonce Christèle lorsque Marianne est démasquée. « Sous le faux Dr Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand », écrivait Carrère dans L'Adversaire[4]qu'avait inspiré un article signé Aubenas. Y a-t-il une vraie Marianne derrière la fausse femme de ménage ?

Ouistreham n'est pas Le Quai de Ouistreham, mais, plus qu'une adaptation, il est sa réécriture. Ce n'est pas la première fois que Carrère pratique le palimpseste.

Bravoure, en effet, était une relecture de Frankenstein, et Je suis vivant et vous êtes mort racontait les récits les plus singuliers de Philip K. Dick pour en faire la trame de sa vie. De même, Le Royaume glosait les Évangiles et la Vie de Jésus de Renan, comme Limonov proposait une version concentrée de l'autobiographie rédigée par le poète russe au long de ses romans. La réécriture chez Carrère n'est pas copie ni simple adaptation, mais re-création, refonte de l'œuvre matrice (l'hypotexte). Ce processus de re-création, donné à voir ou à lire, coule le livre ou le film qui en résulte dans l'autobiographie en cours que constitue l'œuvre au complet.

En effet, Ouistreham est moins l'adaptation du livre d'Aubenas qu'un nouvel opus carrérien, un chapitre supplémentaire de cette autobiographie par les livres qu'il compose depuis quarante ans en se confrontant aux écrits des autres et aux « autres vies que la [s]ienne ». Raconter / reconstituer la vie de Dick relevait déjà de l'autoportrait indirect, et Limonov s'assumait comme l'autobiographie fantasmée de celui qui se rêvait aventurier depuis l’enfance. Ouistreham s'inscrit dans la suite logique de l'œuvre protéiforme de l'écrivain-cinéaste. En effet, la bande originale de Mathieu Lamboley résonne comme un écho de la musique répétitive de Philip Glass qui accompagnait La Moustache. Juliette Binoche, prostrée sous la douche, en rejoue d'ailleurs un plan célèbre. On se rappelle en outre que son protagoniste allait et venait dans la baie de Hong Kong à bord d'un ferry devenu le symbole de la boucle mentale dans laquelle il s'était enfermé, du bardo dans lequel il était piégé tel un personnage semi-mort de Dick ou de Volodine ; ici encore, le ferry est un enfer dans lequel les mêmes gestes mécaniques sont répétés quotidiennement, lits à défaire et refaire par centaines, cuvettes et lavabos à récurer (on aimerait digresser sur la symbolique obsessionnelle des salles de bains chez Carrère). Forteresse de lumières accrochées sur la nuit tel le casino flottant de La Moustache filmé comme une apparition de Miyazaki, le ferry de Ouistreham reste immobile pour ces équipes de nettoyage qui travaillent, invisibles, dans les interstices du réel, comme le peuple de la nuit qui habite secrètement le grand magasin de « La Colonie », ce scénario d'un film jamais tourné écrit par Carrère d'après une nouvelle de John Collier. On ne quitte le port de Ouistreham que par erreur, dans une sorte de fugue adolescente ou de basculement dans la Quatrième Dimension qui, rappelant les évasions des personnages de La Moustache et de Hors d'atteinte (cette expression fétiche de Carrère, qui figure dans tous ses livres, n'apparaît pas dans le film, mais elle y est paraphrasée en voix off dès les premières minutes), est avant tout une escapade fictionnelle s'affranchissant de la rigueur documentaire du livre.

On le voit, Carrère s'est accaparé le sujet d'Aubenas, l'a fait sien jusque dans ce tableau d'Emmelene Landon, compagne de feu Paul Otchakovsky-Laurens, accroché au-dessus du lit de mort du père de l'héroïne – hommage subtil de l'auteur à son éditeur défunt, déjà célébré dans Yoga.

Aux spectateurs qui regrettent l'absence d'un happy end, Carrère répond que son propos n'était pas de réaliser un feel good movie. Lui, dont l'œuvre entier (et particulièrement D'autres vies que la mienne) vise à déterminer quelle est sa place, sait pertinemment que son héroïne ne serait pas, ne serait plus à la sienne si elle cédait à la demande finale de Christèle, et que la fiction réaliste tirée du documentaire basculerait dans le téléfilm édifiant et perdrait donc toute sa valeur testimoniale.

Or, s'il est un rôle qui ne relève pas de l'imposture, c'est bien celui d'Emmanuel Carrère cinéaste. Malgré quelques longueurs et deux ou trois métaphores un peu convenues (les châteaux de sable emportés par la marée montante), on retrouve dans Ouistreham son attention particulière aux décors quotidiens transfigurés par une caméra qui leur donne une aura fantastique — dira-t-on jamais assez le talent de Carrère pour filmer les espaces fantômes : hier la gare de Kotelnitch, aujourd'hui les embarcadères, parkings de supermarché, barres HLM, rocades, ronds-points, néons ou centres de fitness à l'architecture hypermoderne. Entre ces no man's lands brûle une intense chaleur humaine, incarnée par des comédiennes qui nous disent que le document est bien là, au cœur de cette fiction où d'emblée, dès sa première scène, la star Binoche est délaissée par la caméra qui lui préfère l'actrice non professionnelle qui deviendra le sujet de son récit. Comme à Carrère dans L'Adversaire et D'autres vies que la mienne, « un livre lui est donné », dont le film va raconter l'histoire de l'élaboration, qui justifie sans pour autant excuser l'imposture. Si la transposition du reportage au grand écran passe nécessairement par une (re)fictionnalisation, le documentaire demeure dans cette interaction entre le cinéma et le réel, dans l'enregistrement, comme par une invention de Morel, de ces instants, « fragments de vie », dialogues élaborés ou scènes improvisées, qu'échangent ces femmes devant la caméra – dans cette trace. « Et, comme cette trace subsiste », écrivait Carrère en 1985 à propos du cinéma d'Otar Iosseliani, « elle est plénitude ».

[1] Il est avantageux d’avoir où aller, « La Ressemblance », P.O.L, 2016, p. 497.
[2] « Emmanuel Carrère par effraction », émission de France Inter diffusée le 4 octobre 2018.
[3] « Juliette Binoche et Emmanuel Carrère se confient sur le Quai de Ouistreham », Ouest-France, 19 avril 2019.
[4] L’Adversaire, P.O.L, 2000, p. 99.