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Françoise Héritier, audacieuse, lucide et courageuse

Article publié dans le n°1184 (01 déc. 2017) de Quinzaines

Écrivant quelques jours après sa mort (survenue le 15 novembre 2017), je ne peux qu’évoquer rapidement quelques souvenirs personnels relatifs à Françoise Héritier ainsi que la partie de son œuvre la moins connue du grand public.
Écrivant quelques jours après sa mort (survenue le 15 novembre 2017), je ne peux qu’évoquer rapidement quelques souvenirs personnels relatifs à Françoise Héritier ainsi que la partie de son œuvre la moins connue du grand public.

C’est en 1993 que, par l’entremise de Jean-Pierre Vernant, j’ai connu Françoise Héritier, alors à une période difficile de sa vie. Elle était déjà en soins fréquents à la Pitié-Salpêtrière et commençait à être fatiguée de sa triple charge : présidente du Conseil national du sida (depuis 1989), professeur au Collège de France (depuis 1982) et directrice du Laboratoire d’anthropologie sociale (également depuis 1982, succédant à Claude Lévi-Strauss). Nous discutions amicalement (y compris lors de séjours à Bodélio, sa magnifique maison bretonne) des mérites comparés – si j’ose dire – de l’anthropologie sociale et de l’anthropologie philosophique. J’étais fasciné par sa clarté d’esprit, son sens de la synthèse, l’ampleur de ses connaissances et la nouveauté de son approche, qu’elle appelait elle-même « anthropologie symbolique du corps » (j’y reviendrai...). J’étais touché et ému par son courage réellement « indomptable », face à une maladie dont le cours pouvait être ralenti, au prix de soins intensifs, mais non arrêté.

Bien qu’elle soit très connue pour ses ouvrages sur Masculin/Féminin et pour sa mise en évidence de l’« inceste du deuxième type » (le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins), elle accomplit d’abord un travail très profond, entre 1965 et 1980, sur les structures « semi-complexes » et « complexes » de la parenté[1]. Après avoir expliqué qu’elle cherchait une théorie générale structurale et génétique de la parenté, elle ajoutait : « On conviendra que ce sont là des sujets en dehors de la mode. On est confronté en effet actuellement en anthropologie à un retour en force de l’atomisation culturaliste érigée en système, fondée sur le culte de la différence et de la singularité, et corollairement sur le rejet de toute généralisation et de tout souci de théorisation. » Audacieux pour une femme encore peu connue, âgée d’à peine 47 ans et fraîchement nommée directrice d’études à l’EHESS, dans un milieu encore très majoritairement masculin !

Ce sont pourtant ses cours au Collège de France sur l’anthropologie symbolique du corps (complétant, avec la corporéité éprouvée, représentée et formalisée, ce que Lévi-Strauss avait entrepris avec l’anthropologie des mythes) qui me paraissent – en tant que lecteur non spécialiste – porter la plus grande originalité et fécondité de son œuvre. Je la cite : « Je travaille depuis dix ans sur une même et grande chaîne sinueuse où j’emprunte un chemin particulier toutes fois que se présente une plaque tournante qui permettra de revenir par la suite éventuellement par un autre chemin et de montrer des bouclages potentiels. […] Je fais en anthropologie à peu près la même chose que Pierre-Gilles de Gennes en physique. Il considère ses matériaux de travail comme des séries de petites couleuvres enfermées dans un bocal, les unes passant aux autres… Je décris aussi mon travail comme une série de nœuds et de rencontres de fils entrelacés à l’intérieur d’un même bocal. […] J’entends démontrer qu’il existe partout une même armature conceptuelle bien que les contenus soient très différents. […] Je mets l’accent sur la syntaxe qui unit plutôt que sur la couleur qui différencie[2]. »

Une partie de cette approche a été reprise dans les chapitres 3 à 8 de Masculin/Féminin[3]. Puis le succès et la fermeté de ses positions, scientifiques et politiques, sur la domination masculine – qu’elle abordait avec calme, humour et gentillesse, loin des vociférations et des caricatures des tenants du « genre », qui veulent expliquer en dernier ressort tous les phénomènes sociaux – en ont fait une autorité de référence dans ce champ, qui était loin d’épuiser la qualité de son œuvre. On ne peut qu’espérer que l’ensemble de ses cours au Collège de France seront bientôt publiés[4].

Je vais terminer sur une scène qui caractérisait sa patience et sa gentillesse : un jour où j’étais en visite chez elle, elle réprimanda doucement son chat, qui griffait allègrement ses cuisses – il s’y était installé, en bon chat qui se respecte –, sans esquisser le moindre geste pour l’en chasser. C’est cette photographie d’elle que j’aurais aimé prendre pour illustrer ce court hommage. 

[1]. Françoise Héritier, L’Exercice de la parenté, EHESS, 1981.
[2]. Françoise Héritier, « L’anthropologie symbolique du corps », conférence du 10 décembre 1993 à l’École nationale des ponts et chaussées, in Aux frontières du savoir, Presses des Ponts et chaussées, 1996.
[3]. Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La Pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.
[4]. Sans doute par les éditions Odile Jacob, peut-être sous l’impulsion de Gérard Jorland (philosophe et historien des sciences), qui a été, durant vingt-cinq ans, son éditeur et ami fidèle.

Michel Juffé