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Une amitié contractée

Article publié dans le n°1163 (16 déc. 2016) de Quinzaines

Ceci est sans doute, comme l’annonce l’éditeur, la dernière grande correspondance de Freud. Grande en quoi ?
Ceci est sans doute, comme l’annonce l’éditeur, la dernière grande correspondance de Freud. Grande en quoi ?

D’abord en ce qu’elle met en relation deux hommes de grande qualité, chacun ayant apporté une vision neuve de la compréhension et du traitement des souffrances psychiques. Ensuite parce que leur dialogue est sans concession. Chacun défend les intérêts de sa société : les psychiatres pour Bleuler, le premier noyau des psychanalystes pour Freud. Également parce que son asymétrie – Bleuler reconnaît qu’il existe une psychologie avant et après Freud – n’ôte rien à la considération mutuelle entre les deux correspondants. Enfin, parce qu’elle éclaire ce qui unit et sépare la psychiatrie et la psychanalyse du XXe siècle. 

Elle dure trente-quatre ans, compte soixante-dix-neuf lettres, surtout de Bleuler. Elle est dense entre 1905 et 1915, ne compte plus que quinze lettres entre 1918 et 1937. La période 1905-1915 est celle où Freud connaît le succès éditorial. En 1911, Bleuler publie son ouvrage majeur sur la schizophrénie. Il publiera plus tard une Histoire naturelle de l’âme (1921), non traduite en français. 

De nombreux commentateurs, y compris ceux qui « encadrent » ces lettres[1], ont mis l’accent sur l’ambiguïté de Bleuler. Je dirai plutôt l’ambivalence de Bleuler sur sa place auprès de Freud.

Symptomatique est son dénigrement des idées et des positions de Ferenczi. « L’homme m’a déjà effrayé une fois à Weimar », avec sa théorie sur l’homosexualité, et il continue en parlant de l’alcoolisme auquel il ne connaît rien. (45B, 1912). Il lui fait « l’impression d’un voyage dans la brume, sans compas ni boussole » (49B, 1912). Freud lui écrit que Ferenczi est un de ses hommes de confiance, avec Rank. Après la trahison de Jung, Ferenczi devint le « fils préféré », vivant dans l’intimité de Freud. Bleuler lui envierait-il sa place ? Probablement pas, car il se tient à une certaine distance. 

Bleuler n’est pas dans la plainte ou la revendication. Nous le découvrons usant habilement de la métaphore, échangeant piques et jeux de mots avec Freud. « En bien des matières j’ai déjà pu vous suivre en boitant et j’espère qu’ici aussi mes faibles jambes me conduiront un jour au but. » (17B, 1909) « J’ai profité de l’occasion d’être au lit pour lire une fois à tête reposée vos Trois essais. » (18B, 1910) Il parle du rabougrissement adlérien en « forme de poire sèche de couleur vive et aux limites nettes » et du « gonflement jungien avec disparation progressive des frontières et, finalement, du contenu » (61B, 1914). 

Freud, de son côté, met en valeur Bleuler et le dénigre auprès de leurs proches (Jung, Abraham, Binswanger...) et de Ferenczi[2]. Freud projette sur Bleuler, comme sur d’autres, sa propre ambivalence, allant jusqu’à saper ses propres fondations ou à leur prêter plus de solidité qu’elles n’en ont. Toujours est-il qu’ils s’affrontent sans retenue, spécialement sur la place de la sexualité dans le développement psychique, et sur l’art du médecin et la pratique scientifique. 

À propos de la sexualité, Freud prétend que Bleuler refuse de lui accorder une place prééminente et qu’il va jusqu’à nier son rôle. Bleuler accuse Freud de pansexualisme et lui pose des questions du genre : « La névrose d’angoisse est-elle toujours une sexualité pervertie ? » (13B, 1907) Le malentendu tient à ce que Bleuler en parle au sens strict : rapports sexuels ; et Freud au sens large : tous les rapports affectifs. Lorsque Bleuler lance sa théorie de l’autisme comme détachement de la réalité, Freud cherche à la ramener à l’autoérotisme (40F, 1912) et lui rappelle que rêves et symboles renvoient à des motifs sexuels. Réponse : « Je ne dispose pas de preuves que le rêve ait une fin ou une intention. Je peux aussi bien penser que les mécanismes freudiens entrent en action à l’occasion du rêve. » (41B, 1912) Douze ans plus tard, Bleuler persiste : « je n’ai jamais douté de l’existence d’une sexualité infantile, je ne crois pas au caractère exclusif de l’étiologie sexuelle de la névrose » (66B, 1925). Ce à quoi Freud répond : « je suis fermement convaincu que la sexualité est l’étiologie spécifique des névroses » (67F, 1925).

Au sujet de l’art du médecin, tous deux sont tenants de la science, avec son cortège d’expériences, mais Freud pense que « l’exploration » de l’inconscient requiert une méthode spécifique, alors que pour Bleuler il n’existe qu’une méthode scientifique pour tous les domaines. Dès la parution des Trois essais sur la vie sexuelle (1905), Bleuler estime que Freud manque de preuves, d’exemples et d’indications du but des activités sexuelles. Celui-ci lui envoie des exemples, cite des cas et publie, entre 1905 et 1914, Cinq psychanalyses. Et lui reproche de ne pas savoir analyser les rêves, « la voie royale vers l’inconscient ». Bleuler écrit, dès 1905, que la psychanalyse est un art, qu’on ne peut enseigner « au sens habituel du terme » (9B). Pourtant, il écrira plus tard : « Freud lui-même s’éloigne si peu des faits qu’il répugne à tout ordonner selon des points de vue unifiés », ce dont se réjouit Freud (28F, 1910). Quelques années plus tard, Bleuler proclame à nouveau que « malgré vos grandes réalisations dans le domaine de la science, vous m’apparaissiez en fait, psychologiquement, comme un artiste[3] ». 

Les critiques de Bleuler ne sont pas à négligeret leur prise en compte par les descendants de Freud serait salutaire, pour la médecine de l’âme et pour les sciences humaines en général. Par exemple : votre psychologie (théorique) est toujours en construction et discutable. « Vos concepts psychologiques sont des concepts provisoires, créés en fonction de vos expériences du moment […] ainsi, ils n’ont pas de limites définies. […] Votre théorie sexuelle m’est restée incompréhensible jusqu’à ce que vous me disiez comment vous y étiez arrivé. Bref, tous vos concepts ne peuvent quasiment être décrits que du point de vue de l’histoire de leur évolution, et ils continuent sans cesse à évoluer » (49B, 1912). 

Autre exemple, les relations entre ontogenèse et phylogenèse : Bleuler ne comprend pas « que le crime d’une élimination réelle du père puisse prolonger ses effets sur des millénaires, en particulier sous la forme d’une obéissance après coup. […] Les complexes paternels actuels pourraient conduire à une issue semblable, car il me paraît évident qu’à un phénomène se répétant sans cesse on attribue une cause durable » (57B, 1913) ; voilà qui permet de rouvrir le débat sur l’héritage ancestral et familial ! 

C’est dans le contexte de ces échanges, et de celui du jeu institutionnel en Autriche, en Allemagne et en Suisse, qu’on peut relever l’opposition entre Freud et Bleuler sur la création de l’Association psychanalytique internationale (API). Freud voulait, avec l’aide de Bleuler, « conquérir » la psychiatrie (12F, 1906). Bleuler ne veut pas que ce soit à la hussarde ; pas d’élèves soumis à la parole du maître, pas de « conquête », mais une coopération mutuelle : « je ne dis pas oui et amen sans critique » (14B, 1907). Freud se défend d’être un tyran intellectuel et un chef de bande. Bleuler quittera pourtant l’API peu de temps après sa création, ce dont Freud lui tiendra rigueur. « La psychanalyse, écrit Bleuler, s’est transformée en hérisson, coupée du monde extérieur et blessante pour les amis et les ennemis. » (35B, 1912) Alors que Freud déclare vouloir protéger « la psychanalyse authentique des contrefaçons ». 

Le fait est que Freud, le dos au mur, a passé sa vie à se battre, et à interpréter la vie psychique comme un combat entre pulsions. En même temps, il ne veut pas d’affrontements de personne à personne – alors que Bleuler lui demande souvent des rencontres en tête à tête – car cette « confrontation orale éveille en moi un écho profond » (21F, 1910) : sa rupture avec Fliess, qui continue, cinq ans après, de le chagriner. 

Comme le disent les commentateurs de cette Correspondance, cent ans après la psychanalyse n’a guère pénétré le monde académique en tant que discipline, alors qu’elle les a toutes influencées[4]. La remontée en force de la psychologie expérimentale, étayée par les neurosciences, n’y est pas pour rien, car elles prennent l’apparence des sciences de la matière (mesures précises, statistiques, modélisation, etc.). 

Malgré ces mésaventures institutionnelles, Bleuler reconnaît chez Freud une puissance de pensée et une audace de découvreur et d’inventeur à laquelle lui, Bleuler, ne prétend jamais. Il l’exprime de manière touchante : « vous avez écrit un jour que j’étais encore pour vous une personne un peu impressionnante. Bonté divine, mais en quoi ? C’est pourtant vous le découvreur, et je n’ai rien accompli qui approchât de quelque façon ce que vous avez fait » (45B, 1912). Freud le remercie, sincèrement, d’avoir écrit une apologie de la psychanalyse. Bleuler, en pleine crise d’opposition à Freud, continue à écrire : « la différence ente les conceptions avant Freud et après Freud est énorme » (56B, 1913). « Quelqu’un qui voudrait comprendre la neurologie ou la psychiatrie sans connaissances psychanalytiques me paraîtrait un dinosaure. » (66B, 1925) Mieux encore : « Pour son quatre-vingtième anniversaire, je rends un hommage admiratif au grand scientifique qui a ouvert au monde la voie obscure qui mène aux profondeurs de l’âme. » (77B, 1936) 

Leur amitié, par moments soumise à éclipses, ne se démentit jamais. Freud y tenait autant que Bleuler. Lorsque celui-ci réitère son admiration, en 1925, Freud, ému, lui répond : « Votre longue lettre a éveillé en moi le souvenir bienfaisant de l’époque où nous étions frères d’armes. » (67F, 1925) Il répète, un an plus tard : « De tous les hommages que j’ai pu lire [pour ses soixante-dix ans], aucun ne m’a semblé plus beau, plus clair, plus honnête, plus précieux que le vôtre […] Votre relative distance à l’égard de l’analyse accroît encore l’importance de vos déclarations. […] Votre dévoué Freud, reconnaissant » (68F, 1926). « Ravi d’avoir de vos nouvelles, peu importe l’occasion. […] Avec toute ma vieille affection, Votre Freud » (79F, 1937).

[ Extrait ]

« Voici encore entre nous une différence que je dois me résoudre à souligner, bien que je craigne un peu de ne pas faciliter chez vous la compréhensions affective. Pour vous, fonder solidement votre doctrine et la faire accepter, c'est évidemment devenu une mission vitale, un intérêt vital. Moi-même, je ne la sous-estime certainement pas. On vous a comparé, ici même, à Darwin, Copernic ou Semmelweis. Je ne crois pas vos découvertes moins pionnières pour la psychologie que les théories de ces hommes pour les autres sciences, et quant à savoir si l'on estime un progrès en psychologie plus ou moins grand qu'un progrès équivalent dans une autre science, c'est une affaire de critères personnels. Mais pour moi, une doctrine ne peut être qu'une nouvelle vérité parmi d'autres. Je m'engage pour elle parce que je la trouve juste et parce que, dans le domaine professionnel qui est le mien et qui y est lié, je me flatte d'être capable d'en juger. Mais savoir si, dans quelques années, la justesse de ces idées sera tôt ou tard reconnue de tous n'est pas une question capitale pour moi. Je serais forcément moins tenté que vous d'y sacrifier toute ma personne, même si l'on pouvait attendre quelque utilité d'un tel sacrifice. »

Sigmund Freud et Eugen Bleuler, Lettres, pp. 106-10

[1] Conseil de lecture : commencer par les lettres, puis lire la psychologie des psychoses, ensuite Bleuler et la psychanalyse et enfin Freud et la psychiatrie (qui n’est pas le symétrique du sujet précédent). 
[2] C’est l’occasion de saluer la qualité des notes de bas de page : l’édition de cette Correspondance excelle à la situer à l’intérieur d’autres correspondances de l’un et de l’autre, ainsi que des textes de Freud et de Bleuler concernant les méandres du développement de la psychiatrie et de la psychanalyse durant ces décennies.
[3] Ce débat sans fin nous est familier : bien des sociologues, par exemple, admettent que l’induction en sciences humaines n’est pas la même qu’en sciences de la nature. L’histoire de l‘objet est irréductible à un modèle explicatif. L’art médical n’entre pas dans le modèle « standard » de la recherche scientifique.  
[4] Ne serait-ce qu’en France, on compte, en 2016, au plus cinq masters de psychanalyse et la présence d’enseignements de psychanalyse dans divers diplômes universitaires de psychologie. La revue Psychanalyse à l’université na duré que vingt ans (1975-1994).

Michel Juffé

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