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L’addiction à quoi ?

Article publié dans le n°1158 (01 oct. 2016) de Quinzaines

Un récent livre de l’anthropologue Todd Meyers, La Clinique et ailleurs : Anthropologie, et thérapeutique de l’addiction1, nous conduit dans l’enfer quotidien des héroïnomanes en prise avec des traitements de substitution dont on n’est jamais sûr qu’ils conduisent à une « guérison ».
Todd Meyers
La clinique et ailleurs : Anthropologie, et thérapeutique de l’addiction
(Vrin)
Un récent livre de l’anthropologue Todd Meyers, La Clinique et ailleurs : Anthropologie, et thérapeutique de l’addiction1, nous conduit dans l’enfer quotidien des héroïnomanes en prise avec des traitements de substitution dont on n’est jamais sûr qu’ils conduisent à une « guérison ».

Se posant continuellement des questions sur les relations entre parcours thérapeutique et parcours personnel et social, et veillant à n’offrir aucune réponse définitive, Todd Meyers lui-même oscille continuellement entre la position de l’ethnographe observateur, celle de l’épistémologue de la médecine (très inspiré par Canguilhem) et celle du quasi-clinicien qu’il se trouve être de fait, au contact intime de jeunes gens durant des mois ou des années. Ce livre, écrit de manière fort peu académique, nous entraîne dans les méandres des politiques publiques de santé (aux États-Unis), du rôle des médias, des alternances entre être « dans » les établissements ou zones de santé et « hors » d’eux (la rue, la maison, voire l’école), des dialogues – parfois difficiles – entre soignants et patients, et entre soignants et patients entre eux. C’est dire la richesse des thèmes qu’il aborde parfois successivement et parfois simultanément.

Cette question de rythme me pousse à commencer par la conclusion de l’ouvrage, « Une présence qui dure », parce qu’elle fait émerger un souci majeur de Meyers et qu’elle va au cœur de ce qu’éprouvent ses jeunes interlocuteurs. Y a-t-il une fin au traitement ? Et même y a-t-il une fin possible ? Lorsqu’il mentionne Jeff disant : « Quand tu décroches, tu décroches. C’est tout », puis nous déclare que celui-ci, sevré et revendeur de drogues dures, s’est fait tuer par deux balles dans la tête quelques mois plus tard, on comprend que « décrocher, c’est tout », c’est mourir.

Qui d’entre nous – dirai-je – n’est accroché, attaché, suspendu… à quelque chose sans quoi il mourrait ? L’addiction des toxicomanes est sans doute plus brutale, plus périlleuse, plus destructrice à brève échéance que celle des joueurs de cartes, des parieurs, des maniaques du sexe, des exhibitionnistes (« ma binette partout », comme dit Le Canard enchaîné), des « intellectuels » médiatiques (très « accros »), etc. La question, pour tous, et de manière plus tragique pour les héroïnomanes, est : « mon présent, si encombré de mon passé, mais passé sans lequel je ne pourrais être ici et maintenant (présent), est-il porteur d’avenir et de quel avenir ? » Question fort complexe, rarement énoncée ainsi, même chez les philosophes, mais sous-jacente à toutes les « ivresses ». C’est même cette question, abyssale, qui produit toutes sortes d’ivresses.

Conclusion donc, avec Jeff : « il parlait beaucoup d’oublier son passé, de s’en déconnecter entièrement. Il était en colère et plein de regrets, et cela se voyait ». Conclusion étayée par : « l’idée que je me suis efforcé de dégager est celle d’une après-vie de la thérapeutique. Son sens, cependant, n’est pas toujours parfaitement clair. […] Je voudrais insister sur le fait que l’après-vie de la thérapie est quelque chose que l’on vit chaque jour, elle forme et déforme l’expérience de la thérapie, elle définit et redéfinit le sens ». Du coup, la réussite, que ce soit rétablissement ou guérison (Meyers distingue les deux, à juste titre), n’est jamais certaine (au sens où elle serait indubitable, indiscutable) : « Pour affirmer le succès, écrit Meyers, il faudrait à la fois qu’on dispose d’une fenêtre temporelle fixe, mais aussi de la possibilité de jeter un regard rétrospectif sur cette fenêtre, une fois que tout a été dit et fait. La recherche scientifique fournit une telle fenêtre, sous la forme de l’essai clinique ». Pourtant, elle laisse bien des choses dans l’ombre : « Aujourd’hui contient toujours la possibilité de défaire hier et demain quand il s’agit de consommation de drogues, pour le meilleur comme pour le pire. […] la promesse de guérison offerte au travers de la pharmacothérapie est insérée, encore et encore, dans les replis des univers de vie de ceux qui sont sous traitement, même en l’absence de résultat déterminé

On ne peut que souscrire ! Et ajouter : la recherche scientifique elle-même est addictive (la « fenêtre temporelle fixe » est un leurre) ; la fixation sur n’importe quel type de consommation (matérielle, spirituelle, informationnelle) est addictive. Et souhaiter à l’auteur qu’il continue dans la voie des « labyrinthes du temps » (ce qu’il esquisse avec Proust et Beckett).

Revenons en arrière : ce livre est aussi et d’abord une narration de narrations : les patients, leurs parents, leurs amis, les soignants, les industriels, les élus locaux (Baltimore), les autorités médicales (locales, de l’État, des États-Unis). Ces récits forment des nœuds, conflictuels ou non (les croyances publiques indéracinables dues à la peur de l’inconnu : les traitements de substitution à l’héroïne – notamment la buprénorphine – sont peu efficaces, engendrent des abus et du marché noir ; l’oscillation juridico-médicale entre délits et maladies ; les dissensions internes au corps médical quant aux traitements « in » et « out » ; le degré de psychothérapie à introduire à côté de la pharmacothérapie). Ils ouvrent aussi des chemins de traverse (rhizomes dirait l’un ; réseaux ouverts, disent d’autres) où plus personne ne peut se poster en surplomb, mais doit composer avec une réalité multiple, parfois obscure ou évanescente. Ainsi l’auteur distingue-t-il efficacité (nœud) et effectivité (rhizome), et compte-t-il (à la manière de Nietzsche) plusieurs corps : thérapeute, expérimental, absent, dangereux, habitué, médicalement altéré, réticent, guéri, décédé, etc. Spinoza dirait : une infinité de modalités d’existence des corps.

Un seul regret : l’opposition continuelle entre individu et société, entre expérience et raison, anthropologie et médecine, etc. Autant l’auteur s’appuie avec pertinence sur les travaux de Canguilhem, Deleuze, Foucault, Goldstein (peu connu, malgré l’édition en France de La Structure de l’organisme, alors que c’est un des grands neurologues et psychologues du XXe siècle), Merleau-Ponty, Nietzsche, Simondon (lui aussi méconnu, du moins jusqu’à l’édition quasi complète de ses œuvres par sa fille Nathalie), autant il semble ignorer ceux de Norbert Elias, amplifiés par Pierre Bourdieu, et d’Erving Goffman. Ces points d’appui lui auraient permis de surmonter ou d’éviter des oppositions factices : entre individu et société, entre « santé subjective » et « santé publique » (la prédiction, la preuve, le diagnostic, etc. sont utilisés par les deux). De même, aucune allusion à des travaux psychanalytiques, comme ceux de Bowlby sur l’attachement, de Winnicott sur le « holding » (tenir ; maintenir et tenir bon), concept bien plus utile que celui de « care », dont le vague le dispute à l’insignifiance.

Il n’en demeure pas moins que ce livre est profond, car il traite de problèmes réels (et non rétrécis par des spécialités académiques), à spectre large, car il aborde pratiquement tous les problèmes liés à la conception et à la pratique de la santé. L’auteur s’implique personnellement (en réalité et dans le récit), sans craindre une « interférence » entre la prétendue neutralité du savant et les partis pris de l’acteur. Il ne cherche pas à surimposer sa vision des choses à celle des personnes qu’il met en récit : « Pour finir, j’ai tâché de résister à la tentation de donner un sens aux vies des jeunes garçons et des jeunes filles que j’ai eu la chance de connaître. Je me suis efforcé d’éviter de théoriser la prise que la toxicomanie et son traitement pouvaient avoir sur chacune de leurs vies. » À tout le moins, c’est de la très bonne ethnologie !

1. The Clinic and Elsewhere : Addiction, Adolescents, and the Afterlife of Therapy (University of Washington Press, 2013). Todd Meyers est professeur d’anthropologie à l’université de New York à Shanghai, après avoir été professeur d’anthropologie médicale à l’université de Détroit, après un PhD d’anthropologie et santé publique à l’université Johns Hopkins (2009). Il a publié Realizing the Witch : Science, Cinema, and the Mastery of the Invisible (avec Richard Baxstrom, Fordham University Press, 2016) ; Experimente im individuum : Kurt Goldstein und die Frage des Organismus (avec Stefanos Geroulanos, Walther König/August Verlag, 2014).

Michel Juffé

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