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Homo videns, homo audiens

Article publié dans le n°1151 (16 mai 2016) de Quinzaines

Né en 1978 à Mexico, Santiago Espinosa est docteur en philosophie et traducteur de Clément Rosset. Ses travaux sont consacrés au rapport entre musique, littérature et philosophie. Il est notamment l’auteur de L’Inexpressif musical (Encre marine), inspiré de la pensée de Stravinski qui déclarait que la musique est « impuissante par son essence à exprimer quoi que ce soit » et de la philosophie tragique de Clément Rosset, en guerre contre tous les dédoublements du réel, Dans son dernier essai, Voir et entendre, Espinosa élargit ses vues sur la musique à l’art en général, et aborde des sujets plus vastes comme la science physique. Dans cette perspective, il distingue la perception auditive, plus prompte à saisir le mouvement et le changement, non susceptible par surcroît d’en faire une image ou même une « chose ».
Santiago Espinosa
Voir et entendre : critique de la perception imaginative
Né en 1978 à Mexico, Santiago Espinosa est docteur en philosophie et traducteur de Clément Rosset. Ses travaux sont consacrés au rapport entre musique, littérature et philosophie. Il est notamment l’auteur de L’Inexpressif musical (Encre marine), inspiré de la pensée de Stravinski qui déclarait que la musique est « impuissante par son essence à exprimer quoi que ce soit » et de la philosophie tragique de Clément Rosset, en guerre contre tous les dédoublements du réel, Dans son dernier essai, Voir et entendre, Espinosa élargit ses vues sur la musique à l’art en général, et aborde des sujets plus vastes comme la science physique. Dans cette perspective, il distingue la perception auditive, plus prompte à saisir le mouvement et le changement, non susceptible par surcroît d’en faire une image ou même une « chose ».

Dans sa préface, Clément Rosset précise que « la vérité est ce qui se voit : telle est la certitude (et la définition de la certitude) sur laquelle se fonde la philosophie du savoir, et le terme indépassable de la recherche de la vérité, selon la plupart des philosophes d’hier et d’aujourd’hui ». En invoquant deux des défenseurs de cette définition de la vérité – Descartes et Aristote –, et en rappelant quelques étymologies grecques et latines pertinentes, Rosset commence par avancer l’idée que l’investigation cesse lorsque survient l’évidence. Ainsi, ce qu’on voit est toujours, sinon une image dans le sens le plus matériel du terme, du moins quelque chose qui s’apparente à une image. C’est pourquoi Santiago Espinosa est fondé à définir la perception du vrai comme une perception imaginative. Or, l’image est ce dont le rationalisme classique – et sa conception de la perception du vrai – se méfie le plus. Chez Pascal, par exemple, le jeu des images est assimilé à l’une des principales puissances de tromperie. Malebranche renchérit en affirmant que l’imagination n’est pas fautive sporadiquement, mais en permanence. La perception auditive se différencie cependant de la perception visuelle, qui implique une interprétation « égarante » du réel, dans la mesure où « le son ne nous apprend rien ni ne nous dit rien – rien que le son ». Le son s’en tient à ce qu’il produit, sans commentaire ni interprétation. Les sons peuvent susciter des sentiments et des émotions intenses et énigmatiques, mais pas en exprimer ou en suggérer. La thèse de Santiago Espinosa consiste à affirmer que le propre de la perception sonore est de nous mettre en contact direct avec la réalité – et non de nous conduire à la vérité, comme c’est le cas avec la perception visuelle. 

Articulé en trois chapitres, cet essai est précédé d’un « Prélude », terme musical s’il en est, dont le but est de montrer que les préférences des philosophes en ce qui concerne les sens ne se contentent pas d’exercer une influence sur leurs propos, mais vont jusqu’à les suggérer, les déterminer, les borner. Or, demander à la musique d’exprimer autre chose qu’elle-même présuppose que tous les arts expriment quelque chose et qu’ils cachent un contenu qu’il nous appartient de déceler – cette exigence d’expression semblant être « le refus de l’insignifiance essentielle des choses ». La pensée est toujours une conséquence – une sorte d’image – de l’expérience sensible de la réalité, toute philosophie étant une interprétation des sensations auxquelles un auteur fait davantage attention. De ce point de vue, Santiago Espinosa rappelle une distinction radicale, à la fois sur le plan sensoriel et sur le plan philosophique, et mettant en jeu la hiérarchie des sens opérée par les philosophes. Entre l’homo videns (l’homme qui pense au moyen d’images) – qui fait l’objet de la première partie – et l’homo audiens (l’homme qui pense en écoutant) – qui est étudié dans la deuxième – existe une différence de nature. L’ouïe paraît être le sens par excellence qui saisit les choses « au sein de leur incessante transformation », ce qui conduit à une pensée du devenir pour laquelle la notion d’être demeure insaisissable.

Santiago Espinosa rappelle que depuis l’Antiquité – avec Platon et Aristote – la vision est « le plus noble des sens ». En Occident au moins, elle est le point de départ et d’arrivée de toute vérité, la vérité étant évidente (du latin « videre », « voir »). Or, la vue est-elle un sens moins trompeur que les autres (« decipiens », comme le dit Descartes dans la première de ses Méditations métaphysiques) ? Pour l’auteur, c’est cette idée de profondeur de la réalité qui nous semble manifestement trompeuse, en ce sens qu’elle n’existe que pour l’imagination, ou pour « les yeux de l’esprit ». La seule approche possible du réel est effectuée par la raison : nous n’accédons au réel que par son image. C’est l’image qui est véritablement réelle ; la réalité sensible, changeante et non susceptible de se refléter dans une image, apparaît ainsi comme opposée à la réalité intelligible. L’image permettant de se représenter le réel comme étant essentiellement spatial, l’être humain est obligé de se donner des images du réel, dans la mesure où la nature de celui-ci est essentiellement insaisissable. 

Le principe d’association mis en œuvre par l’imagination, analysé par Hume, permet de rassembler la diversité des impressions en une seule image, et ainsi de rendre connaissable l’inconnaissable, de rendre général le singulier. Espinosa relève par ailleurs une différence de nature entre pensée et réalité : nous pouvons bien percevoir et ressentir le réel, le vivre, mais en aucun cas le « connaître ». Toute connaissance humaine est une chimère, comme l’a montré Bergson, pour qui le cerveau sert l’action et non la représentation. Le même Bergson fait une distinction essentielle entre vie et pensée : « La pensée, c’est-à-dire les images de la mémoire une fois figées par le langage, permet au vivant de régler ses actes selon l’habitude, donc selon l’idée de répétition », d’où résulte un automatisme de l’imagination, qui mêle la nouveauté reçue par l’œil au souvenir de quelque chose qui semble être la même chose. Or, l’imagination n’agit pas au singulier mais réunit les images fournies par la mémoire. Santiago Espinosa en arrive à la conclusion que « toute perception, y compris la vue en tant que telle qui perçoit per se, comme tout autre sens, la singularité (l’impression), est par elle-même indescriptible, indicible parce qu’unique ». À cela s’ajoute l’idée que la vue peut être considérée comme le moyen le plus sûr de connaissance, c’est-à-dire de « reconnaissance », puisqu’il s’agit de voir toujours les mêmes choses se répétant à l’infini, et non le réel se répétant toujours en tant qu’unique. 

L’auteur rappelle également que, selon Descartes, à la suite de Platon, nous ne voyons pas avec les yeux mais à travers eux, le réel étant saisissable par la conscience. En s’inspirant du cartésianisme et de l’évidence aristotélicienne, on considère que le réel se voit. D’autre part, Santiago Espinosa note que les conséquences du renversement effectué par Spinoza sont importantes, la connaissance « adéquate » des choses étant bel et bien une intuition : il faut comprendre par là une vision attentive de la singularité des choses. La tentative cartésienne de fonder une science sur « l’intuition », c’est-à-dire sur la vision générale des choses dans la conscience, a été réactualisée par Husserl et la phénoménologie, avec l’intention de « rendre visible l’invisible ». Selon les phénoménologues, l’image précède l’impression, la « rend possible », selon Espinosa. Par conséquent, la philosophie, plaçant la vision au-dessus de tous les autres sens, ouvre un accès à la réalité, mais semble privilégier ainsi systématiquement la reconnaissance au détriment de la surprise. De fait, la sensation de réalité est toujours de l’autre côté de l’image, dans le corps qui se reflète, dans le « je » ; l’image est ce qui lui oppose un autre sujet, une copie qui finit par le remplacer et constituer le moi. Ainsi, l’image ne me montre pas qui je suis mais me dit au contraire que c’est bien elle que je suis. 

Le fait de prendre les images pour la réalité est donc une question épineuse à la fois pour la vue et pour la philosophie. Santiago Espinosa en conclut que « l’illusion du double du réel consiste essentiellement, non pas à percevoir une réalité illusoire, mais à croire qu’on perçoit un autre réel (double hallucinatoire) ; à être en somme le jouet d’une illusion de perception nous portant à croire que quelque chose a été perçu là où rien n’a été perçu ». Il prétend ainsi que du réel il n’y a pas d’image, ni bonne ni mauvaise, ni adéquate ni erronée. 

Dans la deuxième partie, « Homo audiens », l’auteur avance l’idée selon laquelle la philosophie en général a toujours gardé l’espoir de rendre compte du réel en en recréant une image fidèle. Elle ne voit pas que c’est seulement en déraillant, par la métaphore, qu’elle arrive parfois à s’en rapprocher. La musique, comme certaines formes de littérature et de philosophie, rend compte parfois du fait que le réel est incapable de se voir reflété dans une image. Ainsi Espinosa propose-t-il tout un développement destiné à affirmer que la musique sert de mode de pensée, comme fondement d’un autre penser, qui ne prendrait appui que sur l’attention aux sens, au corps, aux apparences que la raison trouve toujours trompeuses et tâche de corriger, ou de dévoiler : « La musique, le silence est juste un début pour apprendre à affirmer l’apparence du réel ». La musique semble, en outre, doter l’homme de cette force qui lui permet de tout approuver, parce qu’elle lui fait comprendre que les biens de ce monde « lui ont été donnés ici-bas », selon l’expression de Valery Larbaud. 

Un court chapitre de transition, « Da capo. Orfeo ed Euridice. Éros et Psyché », cherche à montrer, par l’exemple d’Orphée et Eurydice, que le plaisir sera visuel ou ne sera pas. « Quelle nécessité de voir l’Amour, puisqu’il était présent de toute manière et sous toutes les manifestations – sinon par les yeux ? », se demande Espinosa. Ce dernier conclut son propos en rappelant que l’affirmation du réel (et la joie qu’elle comporte) n’est pas toujours passée sous silence en philosophie. Sans affirmation préalable, l’émergence du réel produit un dommage psychologique que seuls le romantisme et le nihilisme sont à même d’exprimer. Santiago Espinosa rappelle la pensée de Bergson selon laquelle la philosophie est une préparation à bien vivre puisqu’elle nous apprend la joie que suscite le savoir du réel. C’est ce que l’on peut dire de la musique, « et que cela suffise est précisément ce qui nous rend joyeux ». L’auteur termine son essai, à la démonstration novatrice et serrée, en précisant que cette intuition est née d’une pensée musicale, intuition qui ne consistera pas dans l’explication du réel, mais dans le fait de le saisir – telle l’ouïe – à la fois comme unique et comme perpetuum motus, comme changement et nouveauté insaisissables. 

Enfin, Santiago Espinosa réaffirme l’intuition de la joie musicale, jouissance de la réalité présente et non mélancolie de son absence. De l’analyse de l’inexpressivité du réel, il tire la conclusion que la musique et le réel ont ceci de commun qu’ils sont ce qu’ils sont, qu’ils n’ont aucune espèce de signification extrinsèque. L’affirmation inconditionnelle de leur insignifiance essentielle est, paradoxalement, source de joie de vivre (au sens « tragique » où l’entend Nietzsche). C’est au fond ce que la musique apprend à l’homme qui lui prête l’oreille. La philosophie est un apprentissage de la vie, et la musique un apprentissage de la joie.

Franck Colotte