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Autour du Bruit du sensible et de Logique du phénomène

Article publié dans le n°1151 (16 mai 2016) de Quinzaines

Entretien avec Jocelyn Benoist Matthieu Contou : Depuis un peu plus de vingt ans maintenant, vous poursuivez u...

Entretien avec Jocelyn Benoist

Matthieu Contou : Depuis un peu plus de vingt ans maintenant, vous poursuivez une enquête philosophique que vous caractérisez vous-même en parlant d’un « cheminement critique par rapport à la phénoménologie ». Aujourd’hui ou presque, vous publiez deux nouveaux ouvrages : Le Bruit du sensible[i], paru en 2013, et Logique du phénomène[ii], paru en janvier dernier. À bien des égards, ces deux livres donnent le sentiment de former comme un diptyque conclusif à votre « cheminement critique par rapport à la phénoménologie ». Partagez-vous ce sentiment ?

Jocelyn Benoist : Oui, bien sûr, un aspect de ces deux livres, complémentaires, est de mettre une forme de point final au débat que, depuis mes études, j'ai entamé avec la phénoménologie. D'un côté, dans Le Bruit du sensible, je me situe sur le terrain où la phénoménologie est censée être très forte, à savoir celui de l'analyse philosophique de la perception, et j'examine la validité de son approche sur ce terrain même. La discussion porte alors essentiellement sur l'intentionalité de la perception. Percevons-nous primairement des objets ? Ou y a-t-il autre chose à dire de la perception, comme lieu d'épreuve du sensible dans ses structures propres et dans sa réalité même, en deçà et en dehors de toute conscience d'objet ? De l'autre côté, Logique du phénomène revient sur le concept porteur de la phénoménologie : celui de phénomène, et interroge les conditions d'effectivité de ce concept. Sous quelles conditions cela a-t-il réellement un sens de dire de quelque chose que cela « apparaît » ?

M. C. : Si l’angle d’attaque diffère donc d’un livre à l’autre, dans les deux cas l’argument maître semble être le même et porter très au-delà de la seule critique de la phénoménologie. Ne revient-il pas à soutenir qu’il n’y a pas de sens à parler d’une « loi immanente » ? Et n’est-ce pas alors retrouver quelque chose du dualisme classique, platonicien, notamment ?

J. B. : On pourrait dire, en effet, qu'il n'y a « phénoméno-logie » que là où le logos, donc la norme, est censé d'une façon ou d'une autre être immanent : devenir une structure du sensible même, qui le constitue en « phénomène », c'est-à-dire apparition de quelque chose. C'est sans doute cette clause d'immanence, de présence du sens, pourrait-on dire, qui, au XXe siècle, a fait la séduction de cette pensée. Mes recherches m'ont conduit à considérer que ce motif recèle une erreur de catégorie. La norme n'a pas à « s'incarner », à se manifester, elle a, ce qui est tout différent, à définir un ordre et donc une certaine maniabilité pour le sensible. La véritable question, relativement à une œuvre d'art, par exemple, ce n'est pas de déchiffrer le « sens » qu'elle serait censée communiquer de façon sensible, mais de savoir comment la regarder, suivant quelles règles il faut faire fonctionner cet arrangement de sensible qu'elle constitue. Je ne sais pas si on peut trouver là exactement un retour au dualisme des Anciens – à vrai dire, j'en doute. Ce que je retiendrai simplement du platonisme, c'est l'idée qu'il n'y a aucun sens dans lequel on puisse traiter les normes comme « données », objets d'expérience. Cela non pas parce qu'elles seraient pour ainsi dire métaphysiquement hors d'atteinte. S'il s'agit de normes, il vaudrait mieux que, en jouant leur jeu, nous soyons, au moins en principe, capables d'effectivement les appliquer. Mais tout simplement parce qu'attendre d'elles qu'elles soient « données » dans l'expérience, c'est les confondre avec ce à quoi elles s'appliquent, et purement et simplement manquer leur signification de normes. Si c'est un platonisme, il s'agit d'un platonisme très allégé et, pour ainsi dire, mis à la diète wittgensteinienne – un platonisme sans la métaphysique, si je peux me permettre ce qui sonnera comme un paradoxe.

M. C. : Et pourtant la norme n’est-elle pas donnée dans l’exemple, dans telle ou telle application déterminée, soit dans la façon de faire ? « Regarde comment on fait ! »

J. B. : Oui, bien sûr. C'est même pour elle la seule façon d'être donnée : d'être appliquée. Cependant, être donné à voir dans une façon de procéder effectivement, se montrer dans ses résultats propres, ce n'est assurément pas la même chose qu'être donné comme un objet dont on pourrait faire l'expérience dans un certain vécu. La vérité de la norme est du côté de l'expérimentation, telle qu'on la réalise, et la réussit ou la rate, et non de celui du contenu d'expérience privé.

M. C. : Dans Le Bruit du sensible et Logique du phénomène, vous défendez, comme déjà un peu auparavant, un point de vue philosophique réaliste qui témoigne que l’ambition du retour aux choses mêmes peut fort bien survivre à la critique de la conceptualité phénoménologique. Sous votre plume, le terme « réalisme » n’a toutefois pas le sens spécifiquement métaphysique qu’on lui a souvent reconnu et qu’on lui prête à nouveau fréquemment de nos jours en philosophie. Qu’appelez-vous « réalisme » ?

J. B. : C'est évidemment une très vaste question, et il y aura là le sujet d'un livre un peu systématique, si j'arrive à l'écrire. Certains philosophes privilégient, dans le débat sur le réalisme, le problème épistémique, c'est-à-dire le problème de notre capacité ou non à connaître la réalité. La question de la réalité est alors peu ou prou identifiée à celle de la vérité. Cette perspective paraît insuffisante. D'abord parce que la vérité a des conditions réelles et c'est un aspect d'une attitude véritablement réaliste en philosophie que de prendre en vue ces conditions. Ensuite parce que notre rapport à la réalité ne se réduit bien sûr aucunement à une attitude théorique. Nous sommes de toute façon déjà en rapport avec la réalité, sinon il n'y aurait rien à connaître. Et ce rapport primordial, fondamental, est le lieu d'autres normes, d'autres mises en jeu, que celles de la seule connaissance, qui constituent, en dehors de la vérité, des formes essentielles d'épreuve de la réalité comme telles. C'est, manifestement, par exemple, le cas de la création artistique qui, à sa façon, est à la fois épreuve de réalité et expérimentation sur la réalité – création de normes pour elle, appréhendée dans son tissu sensible. D'un autre côté, bien sûr, si je ne peux accepter que l'on réduise la question du réalisme à un problème épistémique, je dois dire qu'en effet je suis également réservé quant à l'attente métaphysique, au sens d'une attente de métaphysique qui, souvent, est également logée dans cette notion : comme si la revendication d'un accès privilégié à la réalité, pour ainsi dire en contournant toute norme, cognitive ou autre, et la construction de quelque prise que ce soit sur elle conduisaient quelque part. C'est un peu comme si on voulait penser la réalité, mais sans la penser. Or il est essentiel à ce que nous appelons « réalité » que nous puissions lui appliquer des normes et qu'elle soit exactement ce qui est en jeu dans l'exercice de ces normes là où, dans leur diversité, nous les appliquons de la façon dont nous les appliquons, c'est-à-dire aussi selon les conditions réelles de cette application. La métaphysique, c'est soit vouloir faire une norme de l'absence de norme, supposée intrinsèque, de la réalité – alors que ce « défaut de norme » n'a de sens que relatif, par rapport aux normes que nous y appliquons –, soit vouloir faire porter à la réalité elle-même le travail des normes – faire comme s'il pouvait y avoir des normes « en soi », sans qu'il y ait à les appliquer, ce qui conduit à faire des normes des entités et à adopter cette attitude qu'on appelle en général « platonisme ».

M. C. : Dans chacun de vos deux derniers ouvrages, les liens qu’un tel réalisme entretient avec la prise en considération du fait poïétique sont très souvent soulignés. Les beaux-arts ne sont certes qu’une expression parmi d’autres de ce fait, mais cette expression a manifestement une importance toute particulière à vos yeux. Pourriez-vous y revenir un instant plus directement ?

J. B. : En adoptant le point de vue poïétique – donc celui de la création, selon lequel le problème, à chaque fois, est de faire quelque chose de ce que l'on a –, l'art transforme complètement la perspective sur le sensible, qui n'est plus simplement le lieu de manifestation d'un objet, suivant une norme déjà donnée, mais le matériau même avec lequel on va construire un nouveau sens de la norme – qui, bien sûr, ne vient pas de nulle part, s'appuie toujours sur les codes et les règles déjà existants, ne serait-ce que pour les transgresser, mais dont il est de toute façon essentiel que la réalisation y fasse quelque chose. Dans l'œuvre d'art, la norme se construit autant qu'elle s'applique et elle le fait au contact de l'effectivité même. Le point de vue poïétique suppose qu'on y mette les mains – ce que le point de vue philosophique exclut presque par définition. En ce sens, c'est une leçon d'usage du réel, et donc de réel, que nous donne la création artistique.

M. C. : Le Bruit du sensible et Logique du phénomène s’achèvent l’un et l’autre sur des analyses qui ont trait à la voix humaine. Celle-ci est-elle le paradigme sous-jacent à votre concept du réel, et faut-il voir dans ce motif le point où l’attention philosophique à la réalité devient indissociable d’une morale ?

J. B. : Dans l’un et l’autre livre, il ne s'agit peut-être pas de la même voix. À la fin du Bruit du sensible, il est question du grain de la voix de la cantatrice Pauline Viardot qui, selon Saint-Saëns, avait « une saveur d'orange amère ». J'y entends l'épreuve d'un réel particulièrement intense, dans sa texture synesthésique propre non soumise à cette discipline des sens suivant laquelle ceux-ci se verraient sagement distribuer les tâches d'identification de l'objet. Bien sûr, le fait qu'il s'agisse de la voix d'une cantatrice – et pas n'importe laquelle – a son importance. Le motif comporte indubitablement une charge érotique – on a envie de goûter cette voix. En même temps, cette expérience, pour reprendre des vieilles catégories existentielles, qui ont leur valeur, me paraît relever plus du stade esthétique que du stade éthique. À la fin de Logique du phénomène, la voix acquiert une autre dimension. Il s'agit bien de la voix en tant qu'elle est adressée. De celle qui m'interpelle dans l'appel bien sûr, que réduire à ce que j'en entends conduit à manquer dans son sens, qui est toujours aussi de fixer une norme pour mes capacités d'entente précisément. Recevoir une voix en tant que voix soulève toujours la question de savoir si on l'a bien écoutée. Il nous arrive parfois d'« entendre des voix », comme on dit. Mais entendre « des voix », ce n'est précisément entendre aucune voix. Car une voix ne s'entend pas simplement – ou alors elle est annulée comme voix – elle s'écoute. La voix, en ce sens-là, c'est toujours la voix de l'Autre. D'un autre côté, il y a ma voix propre. Cependant, ce que Logique du phénomène (et « logique » est à entendre précisément ici comme loi de la parole adressée, donc qui potentiellement a à répondre d'elle-même, à se justifier) décèle dans cette voix en tant qu'elle est ma voix, c'est, loin de la simple présence de moi à moi-même, la dimension d'adresse, le fait que parler soit toujours déjà parler à... La parole, fondamentalement, est extériorisation, et l'extériorité sur laquelle fait fond cette extériorisation est celle de cet Autre auquel ce que je dis, par le simple fait d'être dit, est adressé. Par rapport à ce sens primordialement éthique de la voix, le chant, dans sa façon tout à la fois d'être une parole et de se dénier comme telle, de tendanciellement faire de la voix humaine un instrument, c'est-à-dire un dispositif de mise en ordre (en notes) du sensible producteur de jouissance esthétique, soulève des problèmes spécifiques. Bien sûr, de ce point de vue, toutes les déclinaisons d'une parole qui se fait plus ou moins chant ou d'un chant qui se fait plus ou moins parole et qui en joue sont possibles, existent, et réclameraient, chacune dans son genre, une analyse qui fasse droit à leur particularité. Le « réalisme », sur ce terrain comme ailleurs, est du côté de la prise en compte de cette variété de ce que nous faisons du réel, et de ce que nous y faisons.

 

[i] Jocelyn Benoist, Le Bruit du sensible, Cerf, coll. « Passages », 240 p., 22 €.

[ii] Jocelyn Benoist, Logique du phénomène, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 206 p., 18 €.

Matthieu Contou

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