A lire aussi

Ils n’ont pas aimé la musique. Dommage !

Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

Dans son livre Que la nuit tombe sur l’orchestre, Sébastien Arfouilloux reconsidère l’opinion généralement admise selon laquelle le mouvement surréaliste n’aurait pas touché la musique. Au moyen d’une enquête approfondie, où abondent faits, œuvres et références, il examine les attirances et les influences réciproques qui s’exercèrent entre la musique et les surréalistes (ou les Dada, leurs précurseurs)
Sébastien Arfouilloux
Que la nuit tombe sur l'orchestre. Surréalisme et musique
(Fayard)
Dans son livre Que la nuit tombe sur l’orchestre, Sébastien Arfouilloux reconsidère l’opinion généralement admise selon laquelle le mouvement surréaliste n’aurait pas touché la musique. Au moyen d’une enquête approfondie, où abondent faits, œuvres et références, il examine les attirances et les influences réciproques qui s’exercèrent entre la musique et les surréalistes (ou les Dada, leurs précurseurs)

Certes, la musique a accompagné le surréalisme : des musiciens ont été associés au mouvement (c’est la quatrième partie de l’ouvrage), des surréalistes ont été attirés par la musique (troisième partie), et déjà le mouvement dada avait entretenu des liens étroits avec la musique (première partie). Mais existe-t-il en outre une musique proprement surréaliste ? Cette question est surtout abordée dans la deuxième partie, intitulée : « André Breton, esprit négateur de la musique ? ».

Le titre du livre d’Arfouilloux se réfère à un passage du Surréalisme et la peinture, où Breton dit « accorder à l’expression plastique une valeur que par contre je ne cesserai de refuser à l’expression musicale, celle-ci de toutes la plus profondément confusionnelle. En effet les images auditives le cèdent aux images visuelles non seulement en netteté, mais encore en rigueur et, n’en déplaise à quelques mélomanes, elles ne sont pas faites pour fortifier l’idée de la grandeur humaine. Que la nuit continue donc à tomber sur l’orchestre, et qu’on me laisse (…) à ma contemplation silencieuse ». Que veut donc dire que la musique est « confusionnelle » ? Dans son Manifeste du surréalisme (1924), Breton raconte qu’un soir avant de s’endormir il perçut une phrase « qui cognait à la vitre », une phrase « qui ne pouvait souffrir d’équivoque ». Il insiste sur la précision d’une telle représentation verbale et, pour lui, la peinture offre des images visuelles d’une netteté comparable. Or, si la musique fournit aussi des représentations puisque Breton parle d’« images auditives », celles-ci, par leur caractère vague, ne permettraient pas à la fulgurance surréaliste de se manifester. Le rejet par Breton de la musique tient aussi à des raisons plus subjectives : de son propre aveu, il n’avait ni goût ni disposition pour cet art, et cette lacune chez lui confinait à l’« amusie ».

Indépendamment de la position personnelle de Breton, et étant entendu que le surréalisme ne se résume ni à un mouvement ni à une époque, un musicien peut-il se réclamer véritablement de cette tendance ? Le surréalisme n’existe pas sans le réalisme auquel il s’oppose ; or, comme le dit Michel Leiris, « la musique ne touche absolument pas à la réalité (…). Un surréalisme musical n’est pas concevable ». En effet, une musique surréaliste semble impossible, puisque « plutôt que de viser quelque objet extrinsèque, la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même » (Jakobson). La musique est assez étrangère à la logique et à la signification, ces hantises du surréalisme, et l’on pourrait dire que, surréelle par essence, elle n’a pas besoin d’être surréaliste. L’analogie qui consiste à parler d’un « langage musical » relève davantage de la métaphore que de la similitude.

Même chose pour l’humour prétendu de la musique. Certes, il existe, dans telle ou telle tradition musicale, certains procédés qui revêtent une signification déterminée pour ceux qui les entendent, mais, ainsi que le relève Roger Scruton (dans The Aesthetics of Music, Oxford, 1997), si dans un langage naturel le lien entre un mot et sa signification repose sur une convention, sur une règle, modifiable par nature, en musique le lien entre un procédé et une signification est plutôt une caractéristique de la perception musicale, observable au sein d’une tradition donnée. Il est une autre analogie trompeuse, c’est celle qui, inversement, voit dans la « musicalité » de la poésie un trait qui apparenterait directement celle-ci à l’art dessons ; Sébastien Arfouilloux cite Meschonnic, pour qui la poésie séparée du sens « désémantise le discours, retire le langage à lui-même ».

Je crois pourtant qu’une musique surréaliste est possible. Prenons la définition que Breton donne du surréalisme dans son Manifeste de 1924 : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. » Parmi les autres manières, pourquoi n’y aurait-il pas la musique ? Sébastien Arfouilloux souligne qu’« expression d’une forme de révolte, le jazz rejoint parfois l’idéologie surréaliste de l’insurrection ». Mais le jazz se rattache au surréalisme par une dimension plus particulière, celle de l’improvisation. À propos de jazzmen, Jacques Bureau, fondateur du Hot Club de France, parle d’artistes qui « ont la prétention de retrouver, dans certaines de ses formes, le véritable automatisme, source inépuisable de poésie authentique ». Leurs improvisations collectives répondent aux poèmes collectifs des surréalistes. Pour le compositeur André Souris, il faut renoncer à « une sorte d’idée transcendante de la musique écrite » et célébrer au contraire une musique produite par l’hallucination. Cependant, comme le remarque Sébastien Arfouilloux, l’improvisation de jazz n’a qu’un faible rapport avec l’écriture automatique chère aux surréalistes. En effet, l’improvisation de jazz voit son déroulement encadré par une « grille harmonique » serrée. Plus généralement, l’improvisation n’est pas le gage de la liberté : quand elle est enseignée dans les conservatoires, elle est souvent contrainte par un schéma préétabli. En outre, il est possible d’improviser en usant des formules les plus convenues. On est loin alors de l’idéal surréaliste.

Mais une improvisation totalement libre existe, où l’artiste est sans cesse devancé par une pensée qui semble lui échapper. Peut-être ce genre de dictée procède-t-il de l’inconscient, peut-être les « associations » en constituent-elles la trame ? D’après quelques témoins, les improvisations de Beethoven étaient plus géniales encore que les œuvres qu’il nous a laissées. Ainsi, deux musiciens en « état de grâce » qui se répondent dans une improvisation commune ne recréent-ils pas, à leur manière, la rencontre d’où naquirent Les Champs magnétiques de Breton et Soupault ? De cette façon peut s’exprimer le « fonctionnement réel de la pensée » visé par le Manifeste. Si elle n’est pas un langage, la musique, comme l’amour selon Pessoa, est une pensée.

Thierry Laisney