Interpréter

Pour tenter de saisir un mot et le concept qui s’y loge, il est toujours utile d’examiner les occurrences de ce mot dans le langage de tous les jours. Voici quelques manifestations de l’usage d’...

Pour tenter de saisir un mot et le concept qui s’y loge, il est toujours utile d’examiner les occurrences de ce mot dans le langage de tous les jours. Voici quelques manifestations de l’usage d’« interpréter » :

L’orchestre a interprété la VIIe Symphonie de Beethoven.

La Cour de cassation a enfin précisé l’interprétation du 1er alinéa.

Comment interpréteriez-vous ce rêve ?

Mon grand-père était officier interprète et du chiffre.

Cet auteur a proposé une interprétation marxiste de la Révolution.

Vous interprétez mes propos !

De la création jusqu’à la déformation, la polysémie d’« interpréter » semble irréductible. Faut-il, dès lors, renoncer pour ce terme à toute « signification focale » (l’expression est due à un commentateur d’Aristote, Gwil Owen) ?

Interpréter, ce n’est pas seulement rendre intelligible, comme le montre l’acception musicale : que serait une œuvre musicale sans interprétation ? L’interprétation a, dans ce cas, une fonction proprement ontologique. De même, que serait une loi qu’aucun juge n’appliquerait ?

L’interprétation est la rencontre d’une subjectivité et d’un objet.

Une subjectivité : l’interprétation ne peut consister en un simple décodage ou décryptage ; en musique, on ne conçoit pas un déchiffrage où l’exécutant ne mettrait rien de lui-même, et si les lois pouvaient s’appliquer mécaniquement, il n’y aurait pas de juges.

Un objet : une interprétation n’en est plus une lorsque cette subjectivité ne prend plus rien d’autre en compte qu’elle-même, en déniant le rôle du hasard par exemple, ou en ignorant ce qui a vraiment été dit ; lorsque, imposant à tout prix ses propres légendes au-dessus des images qui l’entourent, elle substitue à l’objet présent (ou à son absence) un objet chimérique.

Dans l’interprétation, une liberté se confronte à un objet réel et, d’une manière ou d’une autre, fait naître quelque chose. Cette mise au jour, sur fond d’incertitude, est toujours une prise de risque, jamais une simple conjecture.

Au gré des contributions réunies dans ce numéro, nous verrons qu’interpréter, ce peut être donner un sens, mais ce sens est à construire et à ajuster sans cesse ; ce peut être aussi accueillir, dans le cas notamment de la traduction et de l’interprétariat ; faire advenir, quand interpréter donne proprement naissance ; lire entre les lignes, lorsqu’il s’agit de démêler plusieurs niveaux de lecture ; chercher le vrai, une interprétation n’étant pas un simple point de vue ; fantasmer, quand on interprète indûment. La dimension intersubjective de l’interprétation ainsi que l’étendue de son domaine seront également mises en relief.

Je remercie Gisèle Sapiro pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la composition de ce numéro.

 

Ont participé à ce numéro outre les collaborateurs de La Quinzaine littéraire :

Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg

Yves di Manno, poète, traducteur et éditeur

Thomas Dommange, philosophe (Montréal), auteur de L’Homme musical

Jérôme Glicenstein, maître de conférences au département Arts plastiques de l’Université Paris VIII

Heddy Maalem, chorégraphe

Alain Manier, psychanalyste

Thierry Marchaisse, philosophe et éditeur

Gérard Milhe Poutingon, professeur à l’Université de Rouen

Jean Molino, professeur honoraire à l’Université de Lausanne

Martin Montminy, professeur de philosophie à l’Université de l’Oklahoma

François Ost, juriste, vice-recteur des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles

Pascal Rophé, chef d’orchestre

Gérald Sfez, philosophe

Zrinka Stahuljak, professeure à l’Université de Californie, Los Angeles

Valérie Zenatti, traductrice et écrivain

Thierry Laisney