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L’espace de Tàpies

 En exergue à La Réalité comme art (1), recueil de textes écrits par Tàpies depuis 1974, ces mots de Jacques Dupin : « … Comme si un autre espace l’avait fait renaître en lui. » L’exposition de la Galerie Lelong présente les « nouvelles peintures » d’Antoni Tàpies, nouvelles dans le temps (2009-2010). Mais fidèles à l’esprit de Tàpies et à sa « pratique de l’art » (2) telle qu’il l’a montrée et éclaircie en mots.
Antoni Tapies
Tàpies. Nouvelles peintures
 En exergue à La Réalité comme art (1), recueil de textes écrits par Tàpies depuis 1974, ces mots de Jacques Dupin : « … Comme si un autre espace l’avait fait renaître en lui. » L’exposition de la Galerie Lelong présente les « nouvelles peintures » d’Antoni Tàpies, nouvelles dans le temps (2009-2010). Mais fidèles à l’esprit de Tàpies et à sa « pratique de l’art » (2) telle qu’il l’a montrée et éclaircie en mots.

Tàpies a toujours refusé de distinguer l’œuvre de l’artiste. Ils « forment un tout ». Dans l’espace de Tàpies entrent en composition le corps de l’œuvre, sa matière, le corps de l’artiste, sa trace, son portrait (jadis explicite dans maints autoportraits), des mots, des lettres, des signes.

Parmi ceux-ci, dominante, la croix. Le peintre, né à Barcelone en 1923, reste fidèle à son ascendance intellectuelle et artistique. Même s’il avance qu’« un véritable artiste ne devrait reconnaître que l’esprit de révolte ». Il le découvre dans la folie panthéiste de Gaudí, chez les « porteurs de feu » que furent, pour lui, Tzara ou Duchamp, et en Catalogne, Miró et Picasso. À quoi il joint l’exemple donné du « plus haut degré de perfection » par la Chine.

Ces vues fondamentales ont soutenu les divers moments de sa longue réflexion sur l’art. Elle comprend la pratique manuelle, le maniement de la matière, des formes inventées, des objets trouvés (ici, Armoire avec collage, d’un maillot de corps).

Ces « nouvelles peintures », nous pouvons les regarder à partir d’un collage originaire, daté de 1945 : Croix de papier journal. Une croix dont la déchirure des bords est la trace vivante de la main, tandis que nous voyons sur le morceau de journal découpé à la page des nécrologies, chaque avis de décès accompagné d’une croix, héritage de l’Espagne catholique.

Ce collage figurait en tête de la grande rétrospective du Jeu de Paume en 1994. Un texte de Tàpies ouvrait le catalogue : Les Croix, les X et autres contradictions. Le choix de cet écrit n’était pas sans portée. Il s’opposait, me semble-t-il, à deux vues courtes de cette œuvre complexe. Matérialiste, c’est à cette épithète que l’on réduisait une force disruptive. Et attachée à un geste de style, la croix omniprésente.

Tàpies, après Duchamp, demande que le spectateur soit participant. L’artiste doit lui donner les meilleurs moyens.

Des matières jaune-brun, issues d’un mélange de poudre de marbre et de pigments composent ici un Corps (Cos Lligat), marqué d’une esquisse de seins et de la toison du sexe. Jadis une aisselle était désignée comme Matière en forme d’aisselle (1968) ; un pied, Matière en forme de pied (1965). Le Corps lié de 2010 (170 x 200 cm), est marqué par le collage d’un réseau de bandelettes, et dominé par une croix noire.

L’interprétation en semble ouverte. Ou récusée. Elle est pourtant orientée par ce que Tàpies a écrit au sujet de la figure, ou du thème, de la croix « qui passerait à tort pour un motif artistique très particulier ». Alors que les croix dont des « représentations symboliques fondamentales du monde. Ces images sont celles qui résument des problèmes philosophiques universels, très profonds et très complexes : les analyses de l’être, les visions de la réalité ultime ».

Ces croix qui, aujourd’hui comme dans le passé, marquent les peintures récentes de Tàpies entrent dans un espace de réflexion figurée multimillénaire. Y ont inscrit leur place Miró ou Klee, Beuys ou Kounellis. La croix en est le signe majeur. La Chine y a ouvert une voie que le philosophe japonais Sakarazawa, cité par Tàpies, définissait ainsi : « Deux bâtons de Logos (c’est-à-dire deux manifestations ou deux forces) disposés en croix, Yang sur Yin, c’est la communion entre Yang et Yin. » D’où, cité encore par Tàpies sensible aux lumières venues d’Asie : « cette croix philosophique est la base de tous les symboles sacrés ». L’Occident n’est pas en reste : le chemin ouvert passe par la contemplation mystique, et la science actuelle.

La matière maniée – son corps d’allure incertaine, ses boursouflures, ses excavations – est, par la croix, attaquée dans son opacité. Par la croix elle se dilate, foisonne. Ou se trouve restituée à son apparence. À reprendre. La croix peut devenir une blessure vivante sur un corps inerte.

« Tout l’art de Tàpies, écrivait Jacques Dupin en 1967, consiste à faire naître et monter la matière, à libérer son énergie et sa durée, à la laisser vivre et s’exprimer selon sa loi ou son caprice, à la délivrer de toute contrainte, et d’abord celle du peintre. »

La place du peintre ne se situera pas comme celle d’un maître organisateur. Dans AT avec collage, des initiales (celles du peintre, celle de sa femme), une croix commune, le T, de Tàpies et de Teresa, deux figures en creux, incrustées dans la matière jaune, une désignation qui échappe aux autoportraits initiaux de Tàpies. Une désignation nouvelle. Qui est pourtant ici absente de Cossos i vermell, 2010 (Corps et rouge) où, de façon quasi réaliste, sont allongés deux corps, des gisants, une femme et un homme, celui-ci portant le masque des autoportraits d’il y a soixante ans.

Nuvol i dibuix (Nuage et dessin). En bas du panneau, tirés d’un peloton de traits au crayon, deux yeux clos. À la moitié supérieure, une épaisse matière forme un nuage. Il est surmonté d’une petite croix au crayon. Deux croix parmi sept formes rondes (Formes rodones). Une croix s’impose dans la broussaille pileuse qui entoure le + des yeux (Ulls). Sur un visage mort-vivant, près de sa disparition, dans le noir et l’estompe une petite croix blanche, comme une ombre venue d’un autre monde où les signes seraient des sens, des arrêts de mort (Retrat disfuminat, Portrait estompé). Renversé, un grand point d’interrogation (Gran sign d’interrogacio), une croix lovée dans la matière d’une oreille.

Tout est dit, tout est à entendre, sur un très grand panneau intitulé Formes en l’espace. L’espace du peintre pénétré par notre regard, ouvert à notre réflexion. Un espace où pourra apparaître « la réalité ultime », un espace où, comme l’écrivait Tàpies en 1968 dans La Quinzaine littéraire (n° 63) « l’art donne à l’homme la possibilité d’appeler les choses par leur nom ».

1. La Réalité comme art, traduit du catalan par Edmond Raillard, Daniel Lelong éditeur, 1989.
2. La Pratique de l’art, traduit du catalan par Edmond Raillard, Galllimard, coll. « Folio », 1994.

Georges Raillard

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