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La fascination de l'occulte

Un événement, une réussite, l’exposition de Strasbourg : L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte 1750-1950, bâtie par Serge Fauchereau, rompu depuis Beaubourg aux grandes expositions pluridisciplinaires à thèmes. Joëlle Pijaudier-Cabot, promotrice du projet, écrit en ouverture du catalogue – que l’on acquerra – « cette aventure est sans précédent dans l’histoire des musées de la ville de Strasbourg ». Elle-même y est la directrice des 11 musées. Pourquoi Strasbourg ? Le Conseil de l’Europe et le ministre de la Culture français apportent leur soutien. Une attention à Strasbourg justifiée par la situation de cette ville à la rencontre de deux cultures, à la place qui y fut donnée à la recherche en science et en théologie. Goethe, auteur des étranges Métamorphoses des plantes et dessinateur de sorcières y séjourna avec Herder. La couverture du catalogue, Fuseli : un cryptogramme, une scène dont nous est tendue la clef, dérobée si nous ne sommes pas initiés. Cette incertitude, ce trouble font le prix constant de cette exposition.

EXPOSITION
L’EUROPE DES ESPRITS OU LA
FASCINATION DE L’OCCULTE, 1750-1950
Musée d’art moderne et contemporain de la ville de
Strasbourg, 8 octobre 2011 – 12 février 2012

 

CATALOGUE
ouvrage collectif sous la direction
de Serge Fauchereau
Éd. des musées de la ville de Strasbourg, 450 p., 48 €

Un événement, une réussite, l’exposition de Strasbourg : L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte 1750-1950, bâtie par Serge Fauchereau, rompu depuis Beaubourg aux grandes expositions pluridisciplinaires à thèmes. Joëlle Pijaudier-Cabot, promotrice du projet, écrit en ouverture du catalogue – que l’on acquerra – « cette aventure est sans précédent dans l’histoire des musées de la ville de Strasbourg ». Elle-même y est la directrice des 11 musées. Pourquoi Strasbourg ? Le Conseil de l’Europe et le ministre de la Culture français apportent leur soutien. Une attention à Strasbourg justifiée par la situation de cette ville à la rencontre de deux cultures, à la place qui y fut donnée à la recherche en science et en théologie. Goethe, auteur des étranges Métamorphoses des plantes et dessinateur de sorcières y séjourna avec Herder. La couverture du catalogue, Fuseli : un cryptogramme, une scène dont nous est tendue la clef, dérobée si nous ne sommes pas initiés. Cette incertitude, ce trouble font le prix constant de cette exposition.

L’exposition situe d’abord son sujet, l’occulte et l’esprit, dans une suite qui s’étend à travers les espaces et les temps depuis des millénaires. Une interrogation qui est celle de la mort : « Aux systèmes exotériques bientôt organisés en religions, les ésotérismes ont opposé d’autres voix, plus ouvertes aux spéculations. » Le mot imaginal a été forgé par Henry Corbin pour parler des aspects imagés de la mystique soufie : « il y a trois mondes. 1 : le monde intelligible pur, mondes purs intelligences chérubiniques. 2 : le monde imaginal désigné théosophiquement comme le monde des âmes. 3 : le monde sensible, celui des choses matérielles ». Ce monde imaginal occupe une situation médiane et médiatrice. Notre horizon est ouvert par Daniel Bornemann dans le texte introducteur à l’exposition : Les sentiers infinis de l’imaginal. Le premier fond était mystique. Mais au XIXe siècle, dans les salons, les médiums font fureur. Le magnétisme, l’hypnose deviennent moyens de connaissance.

Pour Schuré, alsacien, auteur d’un livre intitulé Les Grands Initiés en 1889, ceux-ci sont Rama, Krishna, Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon, Jésus. Depuis 1750 et surtout depuis le romantisme, les artistes et les écrivains ont érigé en médiums d’autres figures : Faust, Isis, Macbeth, chez Goethe ou Delacroix. Et des siècles plus tôt, Hans Baldung Grien représentait le sabbat des sorcières, Schongauer figurait des démons et des bestiaires imaginaires déployant leurs menaces. Ainsi, écrit le philosophe Daniel Payot, « à la fin du siècle des Lumières et de l’Aufklärung, l’idée se répand largement d’un état de scission faisant naître par contrecoup une aspiration à la réunification, à la reconstitution de l’harmonie et de la totalité brisée ».

Klee, Arp, Kandinsky, Mondrian, chacun selon sa pensée et sa pratique, opposent à la vanité de la raison humaine non sans que l’art ignore « le spirituel dans l’art ». La nécessité intérieure, la conjonction avec la Nature elle-même, par intuition, sont des voix offertes. À l’exposition l’empreinte des mains de Kandinsky entre en résonance avec les livres du peintre-philosophe. Les lignes de ces mains sont moins à lire qu’offertes pour activer notre considération sur les conditions et les effets des figures qui en seront issues.

L’exposition se divise en cinq sections : 

1. La première présentée par Serge Fauchereau : les romantiques et l’occulte. Roland Recht fait l’inventaire des sciences, croyances et peintures dans l’Allemagne romantique : la grande lumière du monde se réfracte en mille couleurs. Kant s’oppose à Swendenborg : « Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques. »

On remet en selle une croyance ancienne au magnétisme. Le médecin allemand Mesmer se fait le défenseur du magnétisme animal. L’imposition des mains peut agir sur le malade. Pour sa thérapie il invente un baquet, un objet muni de cordes et de tiges, un élégant baquet unique au monde que l’on trouve exposé à Strasbourg. Mesmer est le maître de la distribution du fluide régénérateur.

Le rêve, pour Novalis, « est une sauvegarde contre la régularité et la quotidienneté de l’existence, une libre recréation de l’imagination captive ».

Caspar David Friedrich, Karl Gustavus Carus peignent des paysages, des intérieurs sereins, quand la violence des monstres et déferlements d’animaux ont surgi dans le paysage de Goya. D’autres peintres, que nous découvrons, se complaisent à la terreur, fascinés par l’horreur plus que par l’occulte.

2. Au chapitre sur le symbolisme une découverte, le Lituanien Cirliunis, peintre-musicien. Dans ce dossier du symbolisme nous découvrons le Pont du diable d’Albert Welti. Des seins d’Isis sculptés par Georges Lacombe, nabi, nous suivons le double flot rouge coulant dans un feuillage.

3. Dans l’inventaire de l’abstraction et autres expressions d’avant-garde, se trouvent tous les artistes inventeurs dont sont mis en valeur leurs liens avec des pratiques ésotériques. Arp et la naturosophie, Klee et la métamorphose médiumnique.

4. Constellations surréalistes : c’est la magie retrouvée, écrit Fauchereau. Parmi la diversité des œuvres ressortissant à la magie surréaliste, il privilégie Brauner et Masson.

Helen Smith par Brauner, Sade par Hérold… Ce sont des figures du jeu de tarot que les surréalistes réfugiés en 1940 à Marseille composent : la flamme y signifie le rêve, la serrure l’amour… Les personnages qu’ils représentent sont pour la flamme Baudelaire, la Religieuse portugaise, Novalis, pour la serrure, Hegel, Helen Smith, Paracelse… Breton écrit dans la notice de présentation du jeu de cartes (disponible aux éditions André Dimanche) qu’il convient « qu’on puisse le tenir pour adapté à ce qui nous occupe sur le plan sensible aujourd’hui ». En 1942 établi à New York, Breton y publie Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non. Vingt ans plus tôt dans Entrée des médiums il avait défini le mot surréalisme : « un certain automatisme psychique qui convient assez bien à l’état de rêve ». Breton est opposé aux vues « spirites » de René Crevel : « je me refuse formellement à admettre une communication quelconque entre les vivants et les morts ». Dans ces Prolégomènes il développe une vue nouvelle, l’acheminement vers un « mythe nouveau ? à découvrir ? ». Dans son texte intitulé Cette échelle qui s’appuie au mur de l’inconnu, Annie Le Brun, de toute son acuité, dégage les perspectives de l’art qui trouve son fondement du côté du surréalisme. Il revenait à Joëlle Pijaudier qui a créé au musée de Villeneuve-d’Ascq, le premier musée français d’art brut, de présenter « Entrée des médiums ». À l’exposition : le mineur Augustin Lesage, le Tableau merveilleux de Crépin, et bien d’autres.

À la sortie de l’étage réservé aux arts plastiques se dresse un personnage étrange, moulé dans le bronze, le Grand Transparent. Cette sculpture de Jacques Hérold est la représentation du mythe nouveau annoncé de façon ambiguë au dernier mouvement des Prolégomènes.

Les Grands Transparents répondraient à cette assertion de Novalis : « nous vivons en réalité dans un animal dont nous sommes les parasites. La constitution de cet animal détermine la nôtre et vice versa ». À quoi s’ajoute l’avis d’un homme de science ancien directeur de l’institut Pasteur : « Autour de nous circulent peut-être des hommes bâtis sur le même plan que nous, mais différents, des hommes par exemple, dont les albumines seraient droites. » Cela dépasse de beaucoup les rapports souvent naïfs des scientifiques et des philosophes avec le magnétisme, voire les tables tournantes. Hugo, qui en usa durant un temps de chagrin, découvre qu’il ne tient que de lui-même ce qui sort de sa bouche d’ombre. Ces années-là Léon Rivail publie sous le pseudonyme d’Allan Kardec le Livre des Esprits : « Les esprits sont des êtres intelligents de la création. Ils peuplent l’univers en dehors du monde matériel. » Cet ouvrage, constamment réimprimé depuis 1857 est aujourd’hui encore un best-seller.

L’accord musical avec le monde, avec la nature, avec le corps apparaît dans les mots de Nietzsche dont Joëlle Pijaudier a fait un titre : « En tout homme vit un danseur. » Par la danse libre (Isidora Duncan) « s’accomplit la totalité fusionnelle avec le monde, la réconciliation de l’homme avec le cosmos.

5. Cependant autre vue sur le caché, l’occulte, le radium, nouveau médium, dont l’invisibilité exerce ses effets.

Cette réflexion n’est pas close. Au moment où s’ouvre l’exposition de Strasbourg, deux preuves m’en arrivent : un essai et une exposition.

Vitrine 1. Daniel Sangsue Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumologie littéraire (José Corti, 624 pages, 25 euros). Daniel Sangsue – c’est son patronyme natal dont il joue –, a écrit sur les vampires. Cet essai, de premier ordre, nous fait prendre dans la littérature les chemins reconnus dans le visible. On y trouve des écrivains attendus, Nerval, Hugo, mais aussi Bourget, de la métapsychique à la psychologie, dont Annie Le Brun nous a appris que Raymond Roussel aimait Bourget au point d’en recopier des passages.

La méthode de cet essai est la « pneumatologie ». Le mot s’oppose à vampirologie. À celle-ci les revenants en corps, à la pneumatologie les revenants désincarnés qui se manifestent par des moyens visuels et auditifs.

Vitrine 2. Exposition Antoni Taulé, Identité altérité, exposition à la Galerie municipale Julio Gonzales à Arcueil, 12 septembre / 22 octobre 2011. Au catalogue un texte de Jean-Marc Lévy-Leblond. Dans ce que peint Antoni Taulé, des personnages familiers, décalés, des voûtes, des reflets, des vapeurs : « Si la peinture de Taulé est évidemment œuvre de pensée, peut-être sa portée est-elle moins métaphysique qu’épistémologique. » « Ce que le philosophe peut faire entendre et que le scientifique doit comprendre, le peintre le voit d’emblée et le montre. Quand Antoni Taulé peint une femme sur une plage à marée basse ou un enfant sur l’escabeau d’un observatoire, les étranges environnements où il les place, par leur altérité même, renforce les identités de Laetitia et de Tigrane. » Deux personnages morts-vivants. Laetitia Ney, l’épouse d’Antoni Taulé (1940-2005), princesse de la Moskova, petite-nièce de Raymond Roussel et liée d’amitié avec Duchamp. Tigrane le fils, mort l’an passé, sculpteur, il modelait des têtes prises par la mort.

Lévy-Leblond : « Si le scientifique doit parfois se contenter d’une “expérience de pensée”, comme on dit en philosophie des sciences, l’artiste la réalise. »

Georges Raillard