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Les rayonnements, les halos, les foules d'Edvard Munch

Construite avec précision, l’exposition intelligente et originale du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944) rassemble avec clarté 140 œuvres : peintures, très nombreuses photographies personnelles, dessins, gravures, une sculpture, un film. Une grande partie de ces œuvres n’ont jamais été présentées en France.

EXPOSITION
EDVARD MUNCH, L’ŒIL MODERNE
Centre Pompidou, Paris 4e
21 septembre 2011 – 9 janvier 2012

 

ANGELA LAMPE,
CLÉMENT CHÉROUX et coll.
EDVARD MUNCH, L’ŒIL MODERNE
Éd. Centre Pompidou, 320 p., 300 ill. coul., 44,90 €

Construite avec précision, l’exposition intelligente et originale du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944) rassemble avec clarté 140 œuvres : peintures, très nombreuses photographies personnelles, dessins, gravures, une sculpture, un film. Une grande partie de ces œuvres n’ont jamais été présentées en France.

Trop souvent, on ne s’est intéressé qu’à ses tableaux et à ses gravures du XIXe siècle. On le définissait d’abord comme un symboliste ou comme un pré-expressionniste ; on le rapprochait de Gauguin (qu’il admirait avec passion), de Vincent Van Gogh, de Lautrec. Mais en réalité les trois quarts de ses œuvres ont été réalisées au xxe siècle. Nous n’oublions pas que Munch décède en 1944, l’année où meurent deux figures essentielles de la modernité, Piet Mondrian et Vassily Kandinsky. Et Matisse naît en 1869, six ans après Munch.

L’œil d’Edvard Munch est donc moderne. Il est attentif aux faits divers, aux événements importants, aux changements des mœurs et des comportements. Les voyages, le cinéma, la radio, les photographies, les illustrations des magazines qui le fascinent… Il collabore, en 1906-1907, avec le grand metteur en scène de théâtre Max Reinhardt. Il peint plusieurs tableaux de La Chambre verte ; il représente une boîte ouverte dans laquelle la haine, la jalousie, la violence se manifestent en un théâtre voilé et féroce.

À juste titre, il est vrai qu’Edvard Munch est, à bien des moments, un artiste solitaire, angoissé, tourmenté. La mort, l’amour difficile, la jalousie le hantent. Pour lui, les femmes sont dangereuses. À plusieurs reprises, il représente une femme-vampire qui boirait le sang et la force de son amant exténué. Il se considère comme Marat tué par Charlotte Corday. Il se photographie, en 1908-1909, près d’un lit, dans une clinique psychiatrique de Copenhague. Il exprime souvent l’intime des humains, l’intérieur, l’âme, la douleur… Mais, simultanément, il observe le monde extérieur, les rues, les passants, les foules, les manifestations. En 1927, il emploie une caméra « Pathé-Baby ». Il propose des prises de vue, brèves ; il donne à voir les tramways, les fiacres, les charrettes, les saccades d’une vie moderne. Il traduit les mouvements, les flous.

Homme de l’extériorité, il voit l’incendie d’une maison voisine et se précipite pour peindre les flammes. Ou bien, il peint la bagarre qui oppose un homme en vêtement sombre et un homme en costume blanc. Ou encore, sur la route, un corps est couché et le meurtrier s’enfuit. Ou aussi, sur une table d’opération, un humain nu gît sur un drap sanglant. Ou aussi, à plusieurs reprises (vers 1913, vers 1920), une foule d’ouvriers sortent de l’usine et rentrent chez eux. Ou encore, dans la neige, les travailleurs avancent avec leurs pioches et leurs pelles. Ou bien, un cheval galope (1910-1912), à la manière des actualités du cinéma, lorsque les chevaux semblent se ruer vers le spectateur. La relation du tableau et de celui qui le regarde est intense. Souvent, au premier plan, l’humain ou l’animal est coupé par le cadre. Et les allées bordées d’arbres, les rues, les chemins s’enfoncent vers le lointain.

Dans le catalogue riche de l’exposition du Centre Pompidou, Pascal Rousseau (professeur d’histoire de l’art à l’université de Paris-I) étudie les irradiations de la peinture de Munch, les vibrations des couleurs, leurs tremblements, les ondes de la lumière, les lueurs ambiguës, les ombres, les fantômes, les rayons indécis, l’excès des sensations, les formes qui se mêlent et se déplacent, les frontières floues du physique et du psychique. Un tableau s’intitule Le Dédoublement de Faust (1932-1935) ; dans un village, un homme est accompagné par son double, peut-être par son âme à demi incarnée. Dans Le Soleil (1910-1913), la lumière du soleil envahit la mer et la terre ; elle éblouit et aveugle. Dans La Nuit étoilée (1922-1924), le ciel inquiète. Dans Les Femmes au bain (1917), Munch confond en des transparences les formes des nudités ; il les entrelace. Ou bien, en 1912-1913, il enveloppe une femme habillée d’un halo, d’une aura… À cette époque, bien des poètes et des artistes sont fascinés par les rayons X que le physicien allemand Röntgen découvre en 1895.

Dans de nombreuses notes, Edvard Munch imagine les forces invisibles, les mouvements, les rayonnements, la vie des matières et il tente de figurer des réalités impalpables. « Pourquoi (écrit-il) n’existerait-il pas d’autres êtres, moins substantiels physiquement que nous, qui nous entourent, et se meuvent autour de nous : l’âme des morts, l’âme de nos êtres chers ou des êtres démoniaques ? » En 1928, il remarque : « Tout est mouvement – tout est vivant dans la pierre – dans le cristal, dans l’air, dans l’être humain. (…) Dans la terre – et les planètes – et les atomes et leurs planètes. (…) La terre est un atome vivant qui a sa propre existence et intelligence. Elle respire et son souffle se rassemble en nuages. (…) La tempête gronde au-dessus de la terre – son sang est la lave bouillonnante. » En 1929, il note : « la ligne ondulante (qui domine mes peintures et estampes au début) correspond au pressentiment que j’avais des ondes de l’éther. À cette époque, la télégraphie sans fil n’était pas découverte. » Pour lui, « dans la pierre se trouve la flamme de la vie. Tout est feu, le feu est mouvement. » Sans cesse, Edvard Munch peint des visions indécises, des mirages. « Jouis (dit-il) du soleil – comme les plantes qui tournent leurs feuilles vers la lumière. »

En 1930, Edvard Munch, à 67 ans, subit un grave accident oculaire ? Une rupture de la rétine entraîne une hémorragie dans le corps vitré de l’œil droit. Alors qu’il ne peut pas peindre ce qu’il perçoit, il décrit et note d’étranges illuminations en juin 1930 : « Devant moi, un grand oiseau sombre bougeait lentement. (…) Il en émanait un rayonnement bleu lumineux qui tournait au vert, puis se transformait en un beau cercle jaune. (…) Des serpents rampaient sur les pieds des chaises et de la table. Les serpents s’enroulaient dans les plus somptueuses couleurs – jusqu’au brun foncé – jusqu’au carmin – cinabre et jaune doré. Cela flamboyait sur le mur et toute la pièce s’animait. (…) Un autre monde s’enflammait : un feu d’artifice d’or. » Au cours des mois, Munch recouvre progressivement la vue. En automne, il peindra (à l’aquarelle et au pastel) les illusions optiques de son œil malade. Munch est alors simultanément le malade et l’ophtalmologue, le souffrant et l’observateur.

Georges Raillard

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