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La mémoire vive de Jo Vargas

Un hasard objectif ? Se rencontrent sur ma table "L’Hiver de la culture", de Jean Clair, et "Jo Vargas", une monographie du peintre. Là, une analyse de notre « culturel marchandisé » et de ses effets sur l’art. Ici, une œuvre singulière et forte qui serait, dans notre culture bétonnière, un rare « soupirail », de ceux encore espérés par Jean Clair.
Un hasard objectif ? Se rencontrent sur ma table "L’Hiver de la culture", de Jean Clair, et "Jo Vargas", une monographie du peintre. Là, une analyse de notre « culturel marchandisé » et de ses effets sur l’art. Ici, une œuvre singulière et forte qui serait, dans notre culture bétonnière, un rare « soupirail », de ceux encore espérés par Jean Clair.

Jean Clair reprend sur nouveaux frais ses thèmes, son combat salutaire contre les perversions stériles de l’art contemporain : les « brimborions » installés dans les palais nationaux, une réflexion sur les musées, dont la destination est moins nette que celle d’un stade, dont l’architecture est sans fenêtres sur l’extérieur, dont l’autarcie se fonde sur une « collection d’objets arrachés à leur lieu d’origine et disposés dans l’oubli de leur fonction. Plus de vues, d’enracinement, de territoire, de mémoire. « Au mot, qui était mémoire et mouvement, se substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée, l’image. »

Cette définition, tout l’œuvre de Jo Vargas la récuse. Chez elle l’image est composite, ouverte à la multiplicité de sens, à la réflexion, à la sensibilité, au suspens.

Le peintre procède par séries. Elles s’imposent d’abord au regardeur par la puissance du dessin : il saisit d’un seul mouvement et unit l’« exactitude » des corps figurés et l’imaginaire. Au centre des compositions le plus souvent un regard dont les regardeurs ne peuvent détacher le leur. Les yeux appartiennent à de grands intercesseurs entre Jo Vargas et le désordre du monde. Ils sont en elle. Une des séries du peintre, en 2006, a pour titre La mémoire fait ce qu’elle veut. On reconnaît aisément ces portraits, mais échappe souvent l’intelligence de la scène où ils sont engagés, sauf quand, visage multiple, regard indicible en mots, Virginia Woolf est, sans rien qui pèse ou qui pose, transparente à ses écrits.

Le regard d’un personnage élu peut se dérober. Ainsi Delacroix, peint d’après la photographie de Nadar ; le regard est retourné vers lui-même. Vers Les Femmes d’Alger ? Cette tête, ce masque, est posée, comme un portrait de Virginia Woolf, sur un tapis qui reproduit le motif du divan de Freud et garde l’empreinte du meuble. Mais ne cherchons pas un double fond où trouver la solution de la figure. Fions-nous plutôt aux poètes : Rimbaud nous disant qu’il a seul la clé de sa parade sauvage, Breton, dans cette phrase qu’aime citer Jo Vargas : « Ma rencontre avec Gustave Moreau à l’âge de quinze ans a déterminé pour toujours ma façon d’aimer. »

Tout récit est une « allégorie ». Jo Vargas aime ce mot. La lacune y a sa place. Et les instruments de sa réalisation : souverain, le regard, chercheuse, multiple, la main. Géricault, Delacroix, Le Greco, les Baroques montrent au peintre le chemin de leur création. Néanmoins les mots constituent le soubassement de l’œuvre. Des écrivains guident la mémoire. Le premier tableau de Jo Vargas, en 1980, est un portrait en pied de Gombrowicz : il y en aura beaucoup d’autres. Gombrowicz, Malcolm Lowry… Comme pour Baudelaire, les images sont la primitive passion de Jo Vargas, lectrice aussi de Dostoïevski ou de Nerval. Et, toute jeune, de Breton, dont elle se rappelle, vu chez ses parents, la statue, la tête sculpturale.

Jo Vargas est, en effet, la fille de Philippe Audoin (surréaliste, auteur d’un empathique Breton). Jo Vargas et Fred Vargas sont sœurs jumelles. Leur pseudonyme commun, inventé par la première des deux sœurs, est dû au film de Mankiewicz, La Comtesse aux pieds nus, et particulièrement « à la danseuse espagnole belle mais rebelle qu’incarne Ava Gardner » (Hugo Lacroix). En avant-propos à la monographie, un texte de Fred Vargas, la romancière de policiers qui, me semble-t-il, trouble les lois du genre par ses obsessions et son activité d’archéologue fouilleuse. Elle colle au sol, dit-elle. Sa sœur, « si grave fût-elle, marchait sans tout à fait toucher le sol. »

Entre les deux sœurs peut-être cette rencontre : la première ligne du Journal de Gombrowicz au sujet de Cosmos : « qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos ». Chez le peintre cette « organisation » donne à voir un chaos, constitutif de notre mémoire, et aussi de ce que nous sommes. Il apparaît par la mise en rapports de figures de la disparate. L’exemple le plus probant de cet art de la composition se trouve sans doute dans la « série » L’Affaire Dashiell Hammett (1995-1997). Un échiquier de 27 cases. Dans chacune un visage, trois ou quatre fois Gombrowicz, des mains, deux fois les yeux très noirs d’un visage de femme identifiable… Un échiquier différent de celui où, format photomaton, « les surréalistes » (titre d’un livre de Philippe Audoin) étaient alignés : aucun hiatus dans cette composition dont les membres étaient liés par une commune adhésion au « mouvement » surréaliste. Chez Jo Vargas le mouvement est tout autre, notre imagination, la « reine des facultés » baudelairienne, y a sa part. Ici. Là, Mahler, Léonard Bernstein qui a ouvert la musique à Jo Vargas. La musique qui sous-tend le rythme de ses compositions picturales – liaisons, ruptures et saccades dans un même mouvement.

Règne, souverain, le regard. Les yeux des personnages sont souvent noirs. Le noir domine aussi sur l’ensemble de la famille. Le peintre travaille effectivement dans le noir. Un noir à elle, obtenu parfois par trois couches de fusain. Le Noir est une couleur, dans le Derrière le miroir publié à cette occasion, Matisse (allégué par Jo Vargas) écrivait : « Avant, quand je ne sentais pas quelle couleur mettre, je mettais du noir. Le noir, c’est une force. »

Breton, dans Nadja, compose un portrait de « l’âme errante », fait de quatre bandes horizontales offrant la photographie de deux yeux noirs. « Regard de fougère », écrit Breton. Non pas les yeux égarés de La Folle de Géricault, mais le regard des déraisons créatrices, des métamorphoses.

Une question se pose, une réponse est donnée, pour lui-même, par Breton à la première page de Nadja : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage ; en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “hante’’. »

L’œuvre de Jo Vargas est bâtie sur une communication de hantises. La mémoire vive du peintre prend une forme possible dans la nôtre.

Georges Raillard

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