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La terreur du dilemme

Dans Les Choses humaines (2019), Karine Tuil abordait, à travers l’histoire déstabilisante d’un viol et de ses conséquences médiatico-judiciaires, non seulement la question de la violence des rapports sociaux, de la domination masculine, mais encore celle de l’influence des réseaux sociaux et des médias dans cette époque post-#MeToo. Dans son nouvel (et douzième) opus, elle continue à entraîner le lecteur dans des vies que l’on peut croire simples, mais qui recèlent une part de secret, de honte, des failles. Comment peut-on être juge antiterroriste et en même temps entretenir une liaison avec l’avocat représentant un mis en examen ?
Karine Tuil
La Décision
Dans Les Choses humaines (2019), Karine Tuil abordait, à travers l’histoire déstabilisante d’un viol et de ses conséquences médiatico-judiciaires, non seulement la question de la violence des rapports sociaux, de la domination masculine, mais encore celle de l’influence des réseaux sociaux et des médias dans cette époque post-#MeToo. Dans son nouvel (et douzième) opus, elle continue à entraîner le lecteur dans des vies que l’on peut croire simples, mais qui recèlent une part de secret, de honte, des failles. Comment peut-on être juge antiterroriste et en même temps entretenir une liaison avec l’avocat représentant un mis en examen ?

Articulé en trois parties de longueur inégale (« La zone de sécurité », « La rage et la violence » et « La manifestation de la vérité », qui constitue une sorte d’épilogue), le dernier roman de Karine Tuil place les héros de cette situation de crise sous la double égide du « taraudage » de l’âme sur le terrain de l’intime et du dilemme obsessionnel au niveau de la sphère professionnelle. Cette caractéristique ontologico-dilemmatique semble même être sa marque de fabrique, qui consiste à décortiquer et à décrypter, peut-être dans une perspective spéculaire, les aliénations existentielles et les méandres des relations humaines, dans la mesure où elle pointe avec acuité – en ayant cependant recours par moments à des stéréotypes – certains maux de la société, notamment la mécanique des violences sociales et intimes. Karine Tuil, depuis ses quelque vingt années d’activité sur la scène littéraire, se fait peu ou prou la peintre de ces « choses humaines » qui taraudent l’intime et déshabillent l’espace médiatico-social. Les personnages qu’elle met en scène – tour à tour attachants, détestables, lâches – sont souvent d’une grande densité psychologique et d’une captivante complexité structurelle. Ces êtres de papier, souvent proches du délitement, voire de l’implosion, sont le miroir d’un monde (ou plus précisément de certains milieux) en pleine métamorphose, malade de lui-même et de ses avatars protéiformes.

Il convient d’emblée de noter que la citation de Milan Kundera placée en exergue (et tirée de L’Insoutenable Légèreté de l’être) donne le ton général de l’œuvre : « Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. » Composée de trente-trois chapitres, la première partie de La Décision constitue l’essentiel de la trame narrative, dans laquelle l’auteure instille une bonne dose d’introspection et distille un suspense communicatif. De plus, comme à l’accoutumée, l’incipit est de nature expositionnelle : on fait ainsi la connaissance d’Alma Revel, âgée de 49 ans (née le 7 février 1967 à Paris), « en instance de divorce après vingt-cinq ans de mariage (Nos problèmes avaient commencé quand nous avions décidé de faire un deuxième enfant), mère de trois enfants » (Milena, et des jumeaux, Marie et Élie), juge d’instruction antiterroriste qui a pris au début du livre une « décision qui [lui] a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques », à savoir exercer le métier qu’elle exerce, consciente des risques qu’il comporte (et ce, depuis 2009, date à laquelle elle a intégré le pôle d’instruction antiterroriste). « Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques », déclare-t-elle. Alma se confie également sur ses origines, ses débuts, la dureté de ce métier qu’elle pratique comme un sacerdoce, même si cela exige d’elle qu’elle délaisse sa vie familiale. En pleine crise existentielle, cette magistrate ambitieuse et respectée est amenée à gérer, en plus d’une charge de travail exténuante, une série d’émotions complexes au nombre desquelles figurent la peur de l’agression, celle de commettre une erreur, la douleur des familles de victimes, sans oublier les problèmes liés à son mari, Ezra Halevi, 50 ans, écrivain qui « carburait aux anxiolytiques » parce qu’il connaît depuis un certain temps l’insuccès littéraire.

« Toute vie nous expose à un ou plusieurs points de fracture. Dans la mienne, il y en a eu deux : une histoire d’amour et l’attentat » : c’est en ces termes que s’exprime la situation dilemmatique d’Alma Revel, confrontée à une affaire délicate : le dossier Abdeljalil Kacem. Ce jeune musulman, parti en Syrie début 2015 avec sa femme enceinte, est arrêté et incarcéré à son retour en France. Cette situation n’est pas sans susciter un cortège de questions cruciales : faut-il le remettre en liberté ou le laisser en prison, où le processus de radicalisation risque de s’aggraver ? Abdeljalil Kacem (qui a grandi dans une « famille dysfonctionnelle »« la violence sature l’atmosphère ») est-il sincère lorsqu’il affirme ne plus entretenir de lien avec l’État islamique ? Désire-t-il vraiment vivre simplement en paix avec sa femme Sonia et son fils ? À cela s’ajoute le fait qu’Alma, qui se sent par ailleurs « de plus en plus menacée » à la fois mentalement et physiquement, tombe amoureuse d’Emmanuel, qui est « viscéralement un avocat de la défense ». Que doit-elle faire ? Poursuivre cette liaison, rompre, se dessaisir du dossier ? Entre le délitement de son couple et les horreurs du métier (qui se dévoilent au fur et à mesure des questions du juge), elle s’expose par conséquent à un double dilemme : le secret de l’adultère et le conflit d’intérêts. Alma Revel doit également affronter la taqiya, la stratégie de dissimulation ayant permis à un certain nombre de terroristes de passer sous les radars de la justice avant de mener à bien leur œuvre.

Le roman de Karine Tuil peint avec acuité le défi saisissant qu’une femme perdue dans le labyrinthe obscur des choix possibles se doit de relever – défi d’autant plus ardu que, quelle que soit la décision prise par le personnage d’Alma Revel, cette dernière risque le point de non-retour (favorisé encore davantage par le contexte d’une fusillade « dans une boîte de nuit de la capitale »…). En définitive, l’auteure (décidément attirée par les sujets actuels et brûlants), grâce à la subtile combinaison d’une documentation fouillée et d’une plume trempée dans l’effeuillage ontologique, parvient à nous faire prendre conscience de la tension étouffante qui habite ceux qui sacrifient leur liberté et leur vie privée à l’application du droit face à des personnes qui ont la haine chevillée au corps.

[Extrait]

« Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique, mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. »

Karine Tuil, La Décision

Franck Colotte