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Chaque année, de nouveaux romans paraissent. Rien ne peut empêcher ce mouvement. Nous découvrons des auteurs que nous ne connaissions pas. Nous avons besoin de produire sans cesse des choses nou...

Chaque année, de nouveaux romans paraissent. Rien ne peut empêcher ce mouvement. Nous découvrons des auteurs que nous ne connaissions pas. Nous avons besoin de produire sans cesse des choses nouvelles comme d’en consommer. Notre capacité à ingérer du nouveau n’est toutefois pas illimitée. Combien de nouveaux romans sommes-nous en mesure de lire chaque année ? D’autres questions se posent également. Que lisons-nous ? Ne lisons-nous que de nouveaux livres, ou des livres qui ne relèvent plus d’une actualité immédiate, des livres parus il y a plusieurs années, voire des livres qui sont d’un autre temps ? Chaque lecteur se fabrique sa propre périodicité en subissant plus ou moins la publicité des systèmes d’information. Il va de soi que beaucoup de nouveautés passent inaperçues, qu’on n'en retient qu’un petit nombre. À moins d’en tenir à jour la liste, on finit même par oublier les livres qu’on a lus. Pour ma part, je me souviens d’avoir lu récemment Deux Vies de Trevi, Taormine de Ravey, La Plus Secrète Mémoire des hommes de Sarr, l’avant-dernier Goncourt, des livres qui ne sont déjà plus des nouveautés. Mais je me rends compte qu’il ne s’agit que d’une liste superficielle, celle des « meilleures ventes », et que j’ai lu d’autres livres, plus nécessaires à ma bibliothèque. Je pense notamment à ce « diptyque », En un ciel ignoré des étoiles nouvelles d’Alice Becker-Ho et L’Appartement de la rue Henri-Robert de Jean-François Berthier.

L’autre jour, dans une boutique de la rue de Belleville à Paris, j’ai rencontré par hasard Neïla Romeyssa. Nous ne nous connaissions pas et au cours de la conversation, j’ai appris qu’elle venait de faire paraître un roman, son premier, Brûleurs, chez Jean-Claude Lattès. Ni le titre ni la maquette de couverture ne m’ont convaincu, mais j’ai promis à cette jeune auteure de vingt ans d’essayer de lire son livre. Comme souvent donc, un peu plus tard, j’en ai commencé la lecture. Le sujet, celui qui concerne le sort tragique de milliers de migrants, m’est apparu rebattu. Mais très vite, je n’ai plus pu lâcher le livre, il ne m’est pas tombé des mains, comme on dit. Brûleurs est la traduction de Harraga, issu d’un dialecte algérien, qui désigne les jeunes gens désœuvrés qui n’ont plus d’autre perspective que de fuir leur pays, en l’occurrence l’Algérie. Ils sont des « désillusionnaires », un bien meilleur titre que Brûleurs. Quand l’un d’eux, Salim, réussit à « brûler les frontières », à accomplir clandestinement sa harga de l’Afrique du Nord vers l’Europe, à débarquer enfin sur une plage du sud de l’Espagne, le rêve se métamorphose en cauchemar, un cauchemar dont il ne parvient plus à se réveiller. Sa seule échappatoire est la drogue. On reconnaît dans ce Salim un frère de Gregor Samsa ou de Meursault tant Neïla Romeyssa parvient à retracer l’absurdité de son destin en contaminant la langue française, littéraire, « neutre », soit d’expressions ou de chansons algéroises, soit d’une pratique langagière qui relève de son expérience de « bloggeuse ». On en ressort comme éclairé par la flamme qui brûle et anéantit ceux qui tentent de rejoindre les illusions perdues de l’Occident.

Jean-Pierre Ferrini