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La douleur sublimée

Article publié dans le n°1254 (16 juin 2023) de Quinzaines

Rares sont les douleurs physiques sans diagnostic associé. Mais qui souffre sans cause se trouve réduit à souffrir en silence. Indicible, son mal l’isole de la communauté des bien-portants, même au sein de sa propre famille. C’est une complainte peu ordinaire que nous livre Colin Lemoine dans son deuxième livre, paru chez Gallimard sous un titre énigmatique..
Rares sont les douleurs physiques sans diagnostic associé. Mais qui souffre sans cause se trouve réduit à souffrir en silence. Indicible, son mal l’isole de la communauté des bien-portants, même au sein de sa propre famille. C’est une complainte peu ordinaire que nous livre Colin Lemoine dans son deuxième livre, paru chez Gallimard sous un titre énigmatique..

Il est troublant de prendre plaisir à la lecture d’un chemin de souffrance. C’est pourtant bien ce que nous faisons en parcourant ces pages ; peut-être est-ce même là l’ambition de son auteur : nous faire goûter les contours de son mal, les savourer, les aimer. Car le livre, écrit dans une langue sublime, enchanteresse, parvient à captiver par-delà, ou plutôt malgré, le sujet qu’il évoque. Le texte est éminemment littéraire. Il ouvre grand les portes de la langue et des arts – l’auteur est historien de l’art, responsable des sculptures au musée Bourdelle.

Joie de quelques retrouvailles avec des mots oubliés, inusités, détournés – citons au hasard les annotations rubicondes, les léproseries périphériques, le broiement de la cochenille, le navrement dans les yeux de Suzanne, les rues serpentiformes du quartier de l’Opéra... Le charme feutré du style vient poser un voile pudique sur la rudesse de l’épreuve : « On me demande des signes extérieurs de douleur, mais je n’ai que des mots. » Sans doute Colin Lemoine a-t-il à cœur de préserver sa pudeur et de brider tout débordement vers l’intime. Est-ce lui-même qu’il veut perdre ou sa douleur qu’il veut semer ? Béance d’une douleur sans siège, qu’il dévoile sans impudeur, avec la retenue de celui qui veut dire sans faire fuir. Tout se passe comme si l’auteur avait développé une intimité avec son mal, en sachant bien les secrets qui le lient à lui dans un tête-à-tête où autrui est un intrus. L’errance qui est la sienne, cette longue quête d’un improbable dénouement, fait entrevoir la cruauté du face-à-face avec le corps médical, la vanité de la médecine quand elle reste impuissante. Terrifiante la description de cette consultation chez un ponte du seizième arrondissement, où s’entrechoquent, inconciliables, le docte et l’incurable.

La plume de Colin Lemoine est singulière, comme son univers. L’abstraction côtoie la précision, servie par une prose pléthorique. La délicatesse de l’expression contraste avec la violence de l’expérience. L’auteur évoque son impuissance à traduire sa douleur, mais tout le roman atteste le contraire. Le pouvoir des mots est ici incontestable, jusque dans la préciosité, dont il joue, à l’évidence : « Ne comptent désormais que le ressac des maux et le jusant de l’étau : les durées sont devenues des marées. » Le cri est étouffé, mais on peut deviner les détours qu’il prend. Lyrisme et élégance se conjuguent pour sublimer la douleur dans ce récit d’une très grande richesse littéraire.

[Extrait]

« Il est là, de dos. Son fauteuil de cuir brun tourne sur lui-même comme à ses débuts. Déployant la paume de sa main, il m’invite muettement à parler. Lui ne parle pas, ne parlera jamais. Il me montre que je l’ennuie, qu’il sait déjà tout, mais qu’il veut bien jouer le jeu, ne serait-ce que pour me faire plaisir. Il cligne souvent des yeux, pour donner le rythme. Ses cillements disent ses assentiments, ses sourcils levés sa perplexité, ses paupières closes son ennui, le tapotement de ses doigts sur le sous-main de cuir émeraude – octave invisible – son impatience. De temps à autre, le flottement de sa main suspend mes mots et mon cœur battant teste ma docilité. Son soupir vient clore la séance, mettre fin à mes déblatérations. Son langage des signes contre ma parole labyrinthique. Sa superbe contre mon abjection. Je prostitue ma dignité. Il ne m'ausculte pas, il sait. Il ne prend jamais mon pouls, jamais la peine. Il ne daigne pas me toucher. Je suis un intouchable. Il s'est même lavé les mains après avoir serré la mienne. Je pourrais lui dire, à ce grand chambellan de la santé, l'indécence de ses silences, l'émaciation de son cœur, la pacotille de ses bibelots africains, la littérature de merde qu'il exhibe sur ses étagères de palissandre, sa tête de con, sa braguette ouverte. Je pourrais l'amener sur mon terrain – lettres classiques, opéra italien, peinture flamande –, lui démontrer ma suprématie, l'humilier, l'injurier, ce salaud que les rides trop nombreuses n'empêchent pas d'enseigner à l'université ni de demander cent quatre-vingts euros pour une consultation longue comme un tour de manège. »

Colin Lemoine, Malgré

Patricia De Pas

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