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La violence réfléchie de Basquiat

 Jean-Michel Basquiat aurait cinquante ans. L’exposition exceptionnelle du musée d’Art moderne de la Ville de Paris (après Bâle) commémore une date que la légende a recouvert, retenant la mort, d’une overdose à vingt-sept ans.

EXPOSITION
BASQUIAT
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris
15 octobre 2010 – 30 janvier 2011

 Jean-Michel Basquiat aurait cinquante ans. L’exposition exceptionnelle du musée d’Art moderne de la Ville de Paris (après Bâle) commémore une date que la légende a recouvert, retenant la mort, d’une overdose à vingt-sept ans.

Basquiat laissait une œuvre abondante, sur laquelle les commentateurs se sont souvent cassé les dents. Si bien que l’on peut regarder comme ironique tant de self-portraits où les deux rangées de dents très blanches sont comme une menace, ou un défi jeté par le Noir de New York à la société sur laquelle en peu d’années, il va régner. À un ami critique d’art, qui l’interroge sur les sujets de son œuvre, Basquiat répond : « la royauté, l’héroïsme et les rues ».

L’héroïsme, ce peut être celui de l’adolescent qui vend des cartes postales sur les marches des musées, lui qui rêve de peinture et qui sait dessiner comme pas un. Il a rompu avec l’école et avidement, bâtit sa culture de tout ce qu’il rencontre : le jazz (écouteur et instrumentiste), l’Histoire des civilisations, la mythologie, la culture antique (comme Cy Twombly), les langues – anglais, espagnol, français – les deux dernières dues à l’héritage, haïtien du côté de son père, portoricain par sa mère. Il est informé de ce qui se peint – Picasso – de l’art du passé – Léonard – , il aime la littérature, met Mark Twain au pinacle… Bref, une culture de mélange reflétant son métissage et fournissant la matière de l’œuvre déjà commencé.

Le dénominateur commun à ces apports divers est sans doute la réflexion sur l’identité, réflexion qui passe par la représentation. Basquiat use d’abord d’un subterfuge : ses premières traces sur les murs de New York sont signées SAMO © (venu de « Same old shit »). Une couronne va coiffer la signature du pseudonyme, qui évoque la lumière noire que le jeune Basquiat recueille du roi du jazz, le Satchmo. Il peindra deux tableaux qui se répondent : Black et Jazz : le premier désigne Armstrong, le second Duke Ellington, couronné.

La couronne, dans tout l’œuvre, deviendra la signature, la marque, l’obsession, dira-t-on, de Basquiat. Il se joint à tous ceux qu’il admire et qui portent la désignation King dans leur patronyme : Nat King Cole, King Oliver… Tous ceux que Basquiat fait entrer dans son royaume, lui, le jeune Noir, nourri de leur œuvre, rappelant sa dette, mais semblant assuré que son œuvre mène à un art triomphant. Un art triomphal, éclatant : les couleurs sont jouissives. Le tag des rues est vain sans la maîtrise des moyens, la domination des fonds. Ces moyens ont conduit Basquiat bien au-delà des artistes de la rue qui étaient ses contemporains et dont les traces se sont effacées et leur nom avec.

Samo © savait où il devait aller : « Samo ©, c’est la fin des religions laveuses de cerveau, des politiques menant nulle part et des philosophies bidon. »

Basquiat va jouer sa partie avec intelligence, imagination et brio. Au regardeur, il laisse déchiffrer sa partition – partition aléatoire et à voir, à lire, à écouter. Bâtie sur des effets de rencontre – de personnages, de couleurs, de mots. Les ressources qu’offrent les mots sont aussi nombreuses et riches en inattendus que celles des figures. Le jeu peut être simple, mais la violence de la pratique artistique le leste de force disruptive : un cuisinier noir vêtu de blanc, des yeux ronds, à la main, brandie comme un ostensoir, une poêle où ont frit deux œufs, Eyes and Eggs. C’est le titre du portrait de Joe – c’est écrit sur sa blouse – : une identité distribuée en trois instances, trois images, chacune renvoyant à l’autre.

AAR-ARRO-AAA-NNNN etc. Dans combien de tableaux ces suites qui jouent sur le nom de Aaron, le frère de Moïse dans la Bible, mais aussi, dans la mythologie de Basquiat, Hank Aaron, célèbre joueur de baseball. Ou comme un poète iconoclaste (« A noir » de Rimbaud ?). Dans l’autoportrait de Suzanne, les séries AAAA/NNNN sont superposées dans un triangle. AAA, ou au contraire, extensivement AOARRONO. À nous de jouer, de nous égarer à plaisir dans les doubles sens (Band Woman/ Band Jazz). Sur la forme noire d’un disque « mal dessiné » None’s the Time, et PRKR. Sur une autre feuille se lit la liste d’œuvres de Charlie Parker, musicien que Basquiat aime.

La légende s’est emparée de Basquiat parce que son œuvre est un autoportrait dans lequel, paradoxalement, la société que l’artiste attaque est sommée de se reconnaître. Fût-ce dans la confusion : jeu et drame, cris et chants, graffitis et griffures, font violence aux formes admises du monde et de la pensée.

La violence de Basquiat recèle un fond d’allégresse qu’il doit à sa représentation de l’histoire – la sienne, celle de la race, celle de la politique. Ainsi, explicite cette représentation : un portrait composite, yeux et dents sur le qui-vive. Au-dessous, l’inscription King Alphonso (l’Espagnol Alphonse XIII ?). Et dominant impérieusement la composition dessinée d’un trait épais, net, sans bavure, sans repentirs, sans hésitation, une Couronne royale.

Georges Raillard