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Le conflit du philosophe et du poète

Article publié dans le n°1170 (01 avril 2017) de Quinzaines

Pour Alain Badiou, la poésie a toujours été un lieu de pensée, une procédure de vérité ; mais, à la différence de la philosophie, qui a le désir de penser la pensée, la poésie est une pensée en acte, qui rend compte dans le langage de la singularité de la présence du sensible. Que pense le poème ? réunit des écrits et des conférences dans lesquels Badiou réfléchit sur les liens qu’ont tissés, des siècles durant, philosophie et poésie.
Alain Badiou
Que pense le poème ?
(Nous)
Pour Alain Badiou, la poésie a toujours été un lieu de pensée, une procédure de vérité ; mais, à la différence de la philosophie, qui a le désir de penser la pensée, la poésie est une pensée en acte, qui rend compte dans le langage de la singularité de la présence du sensible. Que pense le poème ? réunit des écrits et des conférences dans lesquels Badiou réfléchit sur les liens qu’ont tissés, des siècles durant, philosophie et poésie.

L’auteur tente de lever les contradictions dans l’entretien avec Charles Ramond qui clôt l’ouvrage, en déclarant que sa définition intransitive de la poésie ne concerne que « l’âge des poètes » et que la poésie consiste, traditionnellement, à « tendre le langage vers la restitution de la singularité ». En dix chapitres, auxquels correspondent autant de textes antérieurs, Badiou reprend cette querelle qui semble être l’essence même du rapport entre philosophie et poésie. Il explore aussi la relation étroite qui existe entre poésie et politique. Le poème est une pensée qui est son acte même : c’est ce que nous invite à penser cet éloge de la poésie. 

On pourrait penser que Platon lie la condamnation de la poésie (livre X de La République) à ses propres entreprises spéculatives et politiques, qu’il invente le conflit du philosophe et du poète. Or, comme le précise Badiou, ce n’est pas ce qu’il dit. Platon évoque au contraire un conflit plus ancien, presque immémorial : « palaia tis diaphora philosophia te kai poiètikè (« ancien est le discord entre philosophie et poésie »). Ce que Platon dit principalement, c’est que le poème ruine la discursivité (« dianoia », en grec). Ce qui s’oppose donc philosophiquement au poème, ce n’est pas la dialectique, ce n’est pas l’intuition des idées, c’est la dianoia, la pensée discursive qui enchaîne et argumente, pensée dont le paradigme est mathématique. À l’arrière-plan du conflit se trouvent deux extrêmes de la langue : le poème, qui vise la présence sans objet, et la mathématique, qui chiffre l’Idée. L’interlocution et la rivalité constante de la philosophie avec la poésie se trouvent ainsi clairement définies. 

Par ailleurs, dans sa préface, Alain Badiou dresse le constat suivant : « J’ai depuis toujours conféré au poème une fonction essentielle dans le déploiement conceptuel de la philosophie, et ce, à deux niveaux distincts : d’abord, dans ce que je crois être la fondamentale bâtardise de la langue philosophique. Ensuite, et en apparence paradoxalement, en raison de la nature presque toujours antiphilosophique de la prétention poétique » ; il souligne ainsi que, depuis toujours, le poème déconcerte la philosophie. Badiou conçoit la poésie comme un « antagonisme » vital pour la philosophie, comme le lieu du retrait du monde, « contre l’obscénité du ‟tout voir” et du ‟tout dire” », qui prend tantôt la forme du « souffle nombré de sa cadence », tantôt celle de « l’ouverture de l’être », instaurant ainsi une « pensée sans connaissance », « proprement incalculable », une « expérience sans objet », une « affirmation pure ». 

Pour l’auteur, la poésie est donc une pensée en acte. Elle n’est pas une réflexion, mais depuis l’époque de la modernité, qu’il appelle « l’âge des poètes » (et qu’il situe vaguement entre 1870 et 1960), elle se trouve astreinte, pour certains poètes, à penser cette pensée. Saisir l’âge des poètes signifie d’abord qu’on établisse un relevé des opérations actives dans le poème, dans la mesure où ce sont ces opérations qui, de l’intérieur du poème, légifèrent « sur et contre les sutures de la philosophie ». Badiou se livre à cet exercice et distingue trois opérations actives : le contre-romantisme, la détotalisation et la diagonale. 

C’est dans ce sens que Mallarmé, comme bilan de sa grande crise intellectuelle des années 1860, déclare que « sa pensée s’est pensée ». Or, penser la pensée du poème ne saurait être une réflexion, puisque le poème ne se donne que dans son acte. Penser la pensée du poème suppose que le poème lui-même prenne position à propos de la question : « Qu’est-ce que penser ? » Et qu’est-ce que penser dans « des conditions où le poème doit établir cette question par ses propres ressources » ? Contre la réduction de la pensée à la connaissance, connaissance qui expose l’être dans la figure de l’objet, la poésie de ces poètes active ce que Badiou nomme une « désobjectivation ». L’âge des poètes agite en effet une polémique contre la signification, visant ainsi à l’objectivité – qui est l’être captif de la signification – et proposant la figure sans figure, ou infigurable, d’un sujet sans objet : « Les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence / Les choses sont l’unique sens occulte des choses » (Alberto Caeiro, le « Parménide de la sensation selon Badiou). 

Dans Que pense le poème ?, Alain Badiou livre aussi des études spécifiques consacrées à des poètes : Pasolini (« Pasolini : la leçon didactique du poème »), Hopkins, Pessoa et Philippe Beck (« Philippe Beck : l’invention d’un lyrisme inconnu ») pour son poème-recueil Lyre Dure. Il en détaille l’architecture, celle d’un bâtiment ou simplement d’un lieu dans lequel se déploient des strophes (des Lyres) qui engendrent le mouvement d’un monde ayant son origine dans le mouvement de la poésie déployée à l’intérieur d’elle-même. Dans Lyre Dure, le chemin emprunté par le poème est descriptif-narratif, mais ce n’est pas un chemin qui mène quelque part, comme dans la poésie romantique, c’est un chemin dans lequel les accidents successifs nous montrent une orientation qui n’indique pas de terme ; c’est une « orientation intrinsèque » qui doit être suivie pour elle-même et non vers une finalité. Et Badiou de préciser : « C’est une orientation immanente, interne, invinciblement expérimentée ou éprouvée quand on lit attentivement le poème. On est emmené dans une direction qui n’a pas besoin de connaître son terme. À mon sens, c’est une expérience poétique remarquable, qui a une signification beaucoup plus vaste encore que strictement poétique. » 

La dernière partie de l’ouvrage est constituée par un entretien d’Alain Badiou avec Charles Ramond, dans lequel le philosophe revient sur le statut de la poésie contemporaine, qui reste vouée à capturer la singularité de la présence du sensible, mais cette singularité n’est plus celle de la chose telle qu’elle se présente. Cette dernière doit au contraire rendre compte de la singularité du poème lui-même, la langue ayant vocation à la « singularité absolue ». Entre « l’âge des poètes » et la poésie consistant à « tendre le langage vers la restitution de la singularité », l’auteur, ne séparant pas la poésie de la pensée, propose des réponses qui renouent avec la réalité du poème comme puissance pensante sans rien céder sur l’exigence esthétique.

Franck Colotte

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