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En « guérissant » l'autiste, ne lui fait-on pas perdre son monde ?

Psychanalyste, auteur d’essais sur l’autisme (L’Enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme et Les Enfants de l’indicible peur. Nouveau regard sur l’autisme) et du Démenti pervers, Henry Rey-Flaud livre, à partir de la clinique, de la littérature (Carroll, Rilke), du cinéma, de la peinture, des analyses pénétrantes de la cartographie psychique des personnes dites autistes et des mécanismes du mimétisme, de l’écholalie et d’autres phénomènes d’inversion chez les dyslexiques ou les gauchers.
Henri Rey-Flaud
L'autiste et son miroir. Alice parmi nous
Psychanalyste, auteur d’essais sur l’autisme (L’Enfant qui s’est arrêté au seuil du langage. Comprendre l’autisme et Les Enfants de l’indicible peur. Nouveau regard sur l’autisme) et du Démenti pervers, Henry Rey-Flaud livre, à partir de la clinique, de la littérature (Carroll, Rilke), du cinéma, de la peinture, des analyses pénétrantes de la cartographie psychique des personnes dites autistes et des mécanismes du mimétisme, de l’écholalie et d’autres phénomènes d’inversion chez les dyslexiques ou les gauchers.

Vivant dans le royaume carrollien de l’au-delà du miroir, celui où Alice atterrit, les autistes nous obligent à décentrer notre rapport aux choses, aux autres et à soi afin de tenter de comprendre leur façon de découper le monde. Pomme de discorde entre praticiens, cliniciens et théoriciens, l’autisme n’a cessé de diviser… Touchant l’entité clinique elle-même, son étiologie et les traitements appropriés, les désaccords opposent les freudiens, les comportementalistes, les détracteurs de Bruno Bettelheim, les tenants de la thèse génétique et organiciste, les partisans d’une responsabilité parentale… L’écoute et le respect de l’univers des autistes dont les travaux de Henry Rey-Flaud témoignent se tiennent loin du réductionnisme du « tout-génétique », qui balaie facteurs environnementaux, familiaux et psychologiques. 

N’ayant pas fait l’expérience de l’inversion du miroir, certains autistes (autisme dit « archaïque », théorisé par Leo Kanner) seraient prisonniers du stade inaugural de l’existence, où tout nourrisson est plongé et qui est caractérisé par un maelström de sensations, un état d’indifférenciation, une « identité adhésive », sans distinction entre soi et le dehors, le moi et l’autre. Les raisons pour lesquelles certains êtres humains refusent de faire le deuil de cette fusion primordiale font l’objet d’une multiplicité d’hypothèses non restrictives. Un court-circuit ou une impasse les empêchent de s’arracher au chaos des sensations afin d’accéder au régime des perceptions et des images et, par la suite, à celui des représentations symboliques, c’est-à-dire au langage. Si certains sujets autistes dits « de haut niveau » (syndrome d’Asperger) se libèrent de l’« emprise archaïque », ils développent toutefois des comportements mimétiques qui traduisent leur abolition en l’Autre. Qui « refuse » de faire l’expérience de la perte et de quitter la symbiose avec la mère se coupe de l’accès au langage et à une temporalité fléchée, orientée, fluente. Le temps immuable, gelé, sans devenir, de la fusion initiale serait celui de l’autisme : un temps que l’autiste maintient coûte que coûte à l’abri de tout changement ! En lieu et place d’une incapacité (dont la cause reste à déterminer) à entrer dans le processus d’humanisation, de symbolisation, Henry Rey-Flaud évoque un « choix », une obscure volonté de maintenir l’état originel d’adhésion. Dans L’Enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, le psychanalyste analyse le mutisme comme une réaction de défense, un bouclier protecteur face à la menace d’un engloutissement dans l’Autre. Les brèves explosions de paroles chez des patients autistes murés dans le mutisme attestent que ce dernier relève d’un refus et non d’une incapacité.

Mimétisme et écholalie sont alors autant de solutions inventées afin de se prémunir contre la menace d’être absorbé par l’Autre, d’être dissous dans le vortex du langage. S’appuyant sur les travaux théoriques de Freud, Lacan, Bion, Winnicott, Maldiney, Tustin, Haag ; sur les écrits du monde autiste de Donna Williams ; sur Les Époux Arnolfini de Van Eyck, la huitième des Élégies de Duino de Rilke, le buvard de Cosette dans Les Misérables de Hugo, Henry Rey-Flaud interroge la construction de la subjectivité humaine à partir des échanges entre la mère et l’enfant (stimuli sensoriels : regard, voix, peau, etc.). Le blocage de l’enfant autiste « au seuil du langage » – en deçà de la séparation entre sujet et objet, entre le « je » et le monde – soulève la complexe question de l’étiologie. Là où l’on a longtemps réduit le nouveau-né au statut passif de récepteur, l’auteur impute à l’enfant une implication dans son rapport à l’autre et dans son devenir. Par-delà tout débat quant à une responsabilité maternelle dans la genèse de l’autisme, les interactions indispensables entre la mère et l’enfant peuvent présenter une carence du côté de la mère (mère absente ou au « regard de pierre », dans lequel le nourrisson tombe) ou du côté de l’enfant, qui ne perçoit ni ne reçoit les stimulations et les messages qu’on lui adresse. Ce court-circuit dans l’écriture des regards, des voix, des échanges, signe l’arrêt de la symbolisation et de l’unification corporelle.

« L’échec de l’échange des regards dans l’autisme est susceptible de plusieurs explications, dont aucune ne s’impose clairement. Quelquefois, pour des raisons insondables, le regard de l’enfant n’a jamais été agrippé au regard maternel et n’a connu, non plus, aucun élan vers lui. Aucune relation entre sa mère et lui n’a du coup été établie, et le destin du nouveau-né s’est trouvé ainsi écrasé sur lui-même. Dans d’autres cas, le regard du bébé s’est réduit à un aller sans retour par suite de la défaillance de la mère à le recueillir et à le renvoyer à l’enfant ou (autre éventualité, tout aussi plausible) c’est l’impuissance du nourrisson à recevoir ce qui lui avait été adressé qui est à l’origine de ce parcours tronqué » (pp. 160-161).

Sur fond de différences radicales, Henry Rey-Flaud établit des rapprochements entre le retrait, le repli autistique, et le non-agir des sagesses orientales. Sans jamais forcer l’énigme des positions autistiques, le va-et-vient entre la constitution du sujet humain et les sujets autistes qui en dessinent le bord, la limite, permet d’éclairer la première par les seconds et vice versa. 

À l’horizon de la clinique surgit une question fondatrice posée par le psychanalyste : en « guérissant » l’autiste (en apparence seulement), ne lui fait-on pas perdre son monde ? Certes, on vise à apaiser son indicible souffrance. Mais ne le normalise-t-on pas en l’arrachant à la singularité de son univers ? Une violence ne se cache-t-elle pas derrière la volonté humaniste de réparer et de suppléer ce qui a échoué à se constituer ? Sur l’autiste écartelé entre deux mondes, étranger au nôtre et en quelque sorte au sien, Henry Rey-Flaud écrit : « Il [un enfant autiste] en était presque venu à formuler à son éducateur les termes du choix devant lesquels il était placé : le rejoindre, lui et ses semblables, et perdre alors tout ce qui avait constitué, depuis l’origine, son être au monde ou persister dans son être autarcique primitif au prix de se couper irrémédiablement de l’Autre. Soit céder, soit ne pas céder sur sa jouissance fatale. Lui ne céda pas et s’enferma à jamais dans son royaume de nuit » (pp. 209-210). Dans l’autisme d’Asperger (mais cela vaut pour toutes les différences), des chercheurs ont pointé combien la reconnaissance d’une différence, de modes de pensée et de comportements atypiques, n’a rien à voir avec le diagnostic d’un handicap qu’il s’agit de traiter. L’Autiste et son miroir déploie une fabuleuse écoute de ces sujets que Bettelheim disait enfermés dans une « forteresse vide » – une forteresse que Henry Rey-Flaud décrit comme habitée par un guetteur, ce qu’atteste parfois la schize de visages coupés en deux : une partie tournée vers l’intérieur, l’autre vers le dehors.

Véronique Bergen

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