Sur le même sujet

A lire aussi

Le démon de Gershom Scholem

Article publié dans le n°1011 (16 mars 2010) de Quinzaines

 Le Cahier de l’Herne consacré au grand historien de la mystique juive Gershom Scholem (1897-1982) permet, sinon de percer, du moins d’approfondir, le secret de ce chercheur prolifique. Maurice Kriegel qui offre au public français ce recueil formé d’entretiens, de textes inédits en français, d’hommages et d’études pour la plupart anciennes, a souhaité le faire entrer « plus avant dans l’œuvre de Scholem : non en renforcer le mystère, encore moins le dissiper ».
 Le Cahier de l’Herne consacré au grand historien de la mystique juive Gershom Scholem (1897-1982) permet, sinon de percer, du moins d’approfondir, le secret de ce chercheur prolifique. Maurice Kriegel qui offre au public français ce recueil formé d’entretiens, de textes inédits en français, d’hommages et d’études pour la plupart anciennes, a souhaité le faire entrer « plus avant dans l’œuvre de Scholem : non en renforcer le mystère, encore moins le dissiper ».

À vrai dire, il paraît surprenant de parler comme d’un auteur occulte, de ce savant dont les travaux méticuleux sont un modèle de rigueur et de clarté. Fidèle aux principes de la plus minutieuse philologie historique (établissement des textes, étude des sources, datation, élucidation des contextes culturels, exhaustivité de la documentation), Scholem fut, en un sens, un des derniers grands légataires de la Science du Judaïsme (Wissenschaft des Judentums) qui avait offert au monde non-juif l’image d’une religion rationnelle, morale, capable en somme de s’intégrer au concert des nations sécularisées.

Pourtant, l’auteur des Grands Courants de la mystique juive (1941) ne laisse pas d’intriguer par la matière absconse, aride et foisonnante qu’il a exhumée, brassée et ordonnée, mais surtout par son parcours intellectuel singulier, par les « arrière-pensées » philosophiques qui sous-tendent implicitement son œuvre érudite et en font un point de référence pour comprendre et penser le judaïsme contemporain.

Dans ce Cahier, on n’apprendra rien sur la méthode du savant ou les engagements de l’homme qu’on n’ait déjà appris en lisant ses essais (1) ou sa captivante autobiographie (2) mais on aura plaisir à retrouver sa verve caustique, ses multiples paradoxes, ses positions tranchantes et déconcertantes. Surtout divers textes (notes de journal, lettres, réflexions, recensions) raviveront les multiples questions que suscitent tant la logique de son itinéraire de Berlin à Jérusalem que les motivations de sa démarche scientifique ou que la philosophie implicite ou oblique, soubassement de son historiographie.

Le jeune Scholem issu d’une bourgeoisie juive en voie d’assimilation et déjà éloignée de toute croyance et de toute pratique religieuses, rompt net avec sa famille, s’adonne avidement à l’étude de l’hébreu biblique, mais sans s’inféoder à une quelconque orthodoxie, milite pour un sionisme radical mais dénué de tout messianisme. Convaincu de la nécessité de puiser aux sources mêmes de la culture juive, il va jusqu’à s’immerger dans des textes ésotériques qui apparaissaient aux yeux des rabbins les plus érudits de l’époque comme des balivernes illisibles et insensées. Dès 1923, avant même que le nazisme ne contraigne les Juifs allemands à fuir l’Europe, il s’installe en Palestine et y invente dans une université qui n’existe pas tout à fait un champ scientifique nouveau : l’étude de la Kabbale. Quel démon le pousse à des positions aussi extrêmes ? Quels fils conceptuels relient les étapes de ce parcours tout en ruptures et en refus, cette trajectoire anarchique ?

Les Réflexions sur les études juives (1944) (3) donnent une indication sur ce que Scholem tient pour la faute capitale des tenants de la Science du Judaïsme : ils ont éliminé « la pointe irrationnelle » et refoulé « la fièvre démoniaque de l’histoire juive par une théologisation et une spiritualisation exagérées ». La force du rien, la puissance destructrice qui agite, ébranle, ruine pour mieux préparer à la reconstruction, c’est ce à bout de quoi nul procès de sécularisation ne peut venir. Cette action délétère anime le peuple juif et le travaille en profondeur le contraignant ainsi à s’abîmer pour vivre plus intensément. Si donc, comme en a la conviction Scholem, « le judaïsme est quelque chose de vivant », si « c’est une communauté, un peuple qui cherche à se réaliser et qui est en quête d’une tâche dont il serait proprement responsable », il convient de capter son dynamisme nihilisant, de décrire les forces spirituelles secrètes et souterraines qui, exerçant leurs forces de négation, garantissent sa survie et son perpétuel renouvellement.

L’historien, dès lors, portera son regard sur le domaine qu’une vision stérilisante et trop étroitement rationaliste avait négligé, l’étude de la kabbale. Car ces textes de la tradition donnent à découvrir « un univers entier, plein d’une profonde expérience personnelle et humaine, s’insérant dans l’expérience historique de la nation » : « L’âme de toute une époque s’est adressée à nous à travers des balbutiements de symboles, et nous avons appris, en partant de coutumes et de modes de vie étranges, à saisir les peurs de l’existence et de la mort du monde de la tradition (4). » Sur cette pierre d’angle qu’avaient méprisée les bâtisseurs de la Science juive, écrit Scholem reprenant mi-sérieux mi-ironique le fameux verset des Psaumes (18, 22) peut s’édifier un trésor d’images, de significations, de pensées où puiser et à quoi se fortifier.

Dès lors, le sionisme radical de Scholem prend sa place et sa cohérence dans cette vision de l’histoire ouverte à la dialectique de la destruction et de la création. Si le peuple juif refuse l’assimilationnisme et récuse le mythe de l’histoire universelle, il s’abstiendra de verser aussi bien dans le messianisme abstrait d’un sionisme politique chauvin que dans le cosmopolitisme vide et désincarné de l’exil. Il doit choisir de « se tenir nu devant l’histoire », payer le prix de l’histoire et s’engager à construire une société juive, en digne héritier d’une tradition qui ne se perpétuerait pas si elle n’était sans cesse traversée par ce qui la conteste.

Le démon de Scholem ne craint pas les contradictions apparentes ; il s’en nourrit. C’est un démon paradoxal. 

1. Citons dans une bibliographie abondante, Fidélité et utopie : essais sur le judaïsme contemporain, traduit par B. Dupuy, Calmann-Lévy, 1974.
2. De Berlin à Jérusalem : souvenirs de jeunesse, traduit par S. Bollack, Albin Michel, 1984.
3. Traduit de l’hébreu par M. Kriegel.
4. Traduit par C. Aslanov.

Patrick Sultan

Vous aimerez aussi