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Un siècle volontiers libertin

Belle moisson encore pour ce mois passé de travaux consacrés au XVIIIe siècle. Des textes d’auteurs redécouverts, des critiques plus ou moins oubliés et, comme il était à espérer, dans les archives, une correspondance amoureuse inédite découverte. En somme, pour tous les goûts et de toutes les couleurs ! 
Anthologie
Contes immoraux du XVIIIe siècle (Laffont)
Charles Henry
La vérité sur le marquis de Sade (Editions La Bibliothèque)
Anthologie
Ecris moi si tu m'aimes encore. Une correspondance amoureuse au XVIIIe siècle (Bayard)
Belle moisson encore pour ce mois passé de travaux consacrés au XVIIIe siècle. Des textes d’auteurs redécouverts, des critiques plus ou moins oubliés et, comme il était à espérer, dans les archives, une correspondance amoureuse inédite découverte. En somme, pour tous les goûts et de toutes les couleurs ! 

Allons vers les contes. Michel Delon rappelle fort à propos l’importance du conte au XVIIIe siècle. Tous en écrivent et de genres très différents. Car le conte ne se définit pas facilement, et on a bien du mal à l’astreindre à des règles. Il est, à cet égard, le petit frère, plus indocile encore, du roman. Et son extrême jeunesse, ses origines incertaines en font un genre plus malléable encore que celui de son aîné. Un peu comme la nouvelle qui se substituera à lui, les décennies passant. Il peut être en vers (ce que la nouvelle s’interdit), comme en prose. À preuve les contes célèbres de La Fontaine ou ceux classés ici dans un tableau fort éclairant. Liberté du conte que le XVIIIe siècle met à la mode, parce que par bien des aspects, il est fait pour séduire. Il respecte les règles non dites du bon goût, sait retenir l’attention, se garde d’ennuyer par sa longueur et partage les charmes de la chose écrite et imprimée avec l’élégance de la conversation de salon. Récapitulons : il existe des contes philosophiques, dont Voltaire qui en est pourtant le maître se garde bien de donner une stricte définition. Mais aussi des contes de fées alors que le roman se garde du merveilleux, des contes orientaux, des contes libertins, des contes cruels (plus communs encore au XIXe siècle), des contes chinois… que sais-je encore ! Car le domaine de ce qui ne se donne pas pour vrai, qui fuit même, comme une faute de goût et un manque d’esprit, ce qu’on appelle le réalisme, est plus vaste que ce à quoi il s’oppose. Le réalisme n’est pas ici le propos. Nous sommes dans la fantaisie la plus débridée et l’illusion reconnue.

Dans sa préface, érudite, instructive et bien enlevée, Nicolas Veysman tentant un généalogie du conte montre que sa modernité revendiquée est paradoxale puisqu’il emprunte au fabliau médiéval ses lettres de noblesse, ses thèmes et quelquefois jusqu’à sa forme. Ce que nous ignorons mais que le XVIIIe reconnaissait pourtant, sans en avoir l’air, du bout de la plume. On peut aujourd’hui construire une typologie du conte par ses personnages comme l’ébauche Veysman. Certains relèvent sans ambiguïté du conte comme la sorcière, la fée, le sylphe et quelques créatures sataniques ou venues des fantaisies orientales, qu’ont mises à la mode les Mille et Une Nuits, reprises, moquées parfois, toujours imitées.

Il existe une catégorie, qu’on le regrette ou non, qui permet de regrouper une grande partie des contes. Ce que Nicolas Veysman nomme très justement la veine grivoise. Elle me semble le domaine où s’exprime le mieux l’art du conte. Le grivois consiste à en parler sans en avoir l’air, à obliger le lecteur à un décryptage érotique de comparaisons, d’images, à érotiser ce qui ne se donne pas d’entrée comme tel. Tous ces contes sont-ils immoraux ? Ils sont légers, frivoles, coquins avant que d’être franchement et clairement immoraux. Mais comme avec Marmontel, se construit la catégorie des contes moraux, on est tenté de construire la catégorie contraire. Diderot pratique le genre conte moral, mais en cherchant à démontrer que la morale emprunte parfois des chemins tortueux. Veut-il faire oublier ce faisant qu’il a écrit un conte immoral à ses débuts impécunieux, façon Mille et Une Nuits. Marmontel et Diderot, sans vouloir ici les confondre, ont voulu dans leurs contes moraux prêcher, en les illustrant par un récit qui les met en scène, les valeurs sociales et tout spécialement, comme le souligne Michel Delon, la famille, la fidélité conjugale, l’amitié, le respect filial. Mais la tentation demeure grande, en ce siècle volontiers libertin, d’exalter les amours fugaces, les étreintes furtives pour le plaisir et sans l’amour, aussi légères que le conte lui-même. On comprend la logique de la démarche de Nicolas Veysman qui ironiquement, comme si le conte immoral avait fait plus que montrer le bout de la plume, et s’était, comme son opposé, déclaré publiquement comme genre.

Félicitons l’auteur et félicitons-nous de ce volume qui rend accessibles des textes oubliés ou publiés sous le manteau. Le domaine est vaste. Pourquoi ne pas souhaiter un autre volume ? Le terrain est balisé, mais le temps n’est pas encore venu de le mettre en jachère. Et comme pour montrer que le plaisir de lire va avec le plaisir de savoir, signalons que Contes immoraux du XVIIIe siècle contient en fin de volume un Petit dictionnaire de l’immoralité, des notices biographiques sur les auteurs, enfin une excellente bibliographie.

Puisqu’on en est dans les réactualisations de textes souvent oubliés, la mise au jour de textes inédits ou le rappel de ce que la postérité a oublié ou enfoui dans le secret des bibliothèques, voilà maintenant un joli petit volume de Charles Henry, paru aux éditions La Bibliothèque, et intitulé La Vérité sur le marquis de Sade. Christian Lacombe a redécouvert ce texte, rédigé l’introduction et les notes. Parlons d’abord de Charles Henry, connu des scientifiques et des historiens de l’art qui s’intéressent au pointillisme ou au néo-impressionnisme et commente le Cercle chromatique qui a inspiré la juxtaposition des touches qu’ont pratiquée Seurat, Cross, Signac puis Luce à leurs débuts.

Il est né en 1859 et mourut à Paris en 1926. Il faisait partie de la jeunesse bohème, tout en menant de très sérieuses études. Il sera bibliothécaire à la Sorbonne de 1881 à 1892. Il écrit alors des articles scientifiques pour la Revue des Sciences mathématiques et la Revue indépendante et participe comme « littéraire » à La Vogue aux côtés de Mallarmé et de Rimbaud. Il travaille à l’édition des œuvres de Fermat et s’intéresse, entre autres, à la correspondance de d’Alembert… À la recherche de raretés, il fréquente l’hôtel Drouot. Il finira directeur du laboratoire de physiologie des sensations à l’École pratique des hautes études. Il publie, en 1887, cette plaquette consacrée à Sade.

Il y défend une thèse assez surprenante et propre alors à choquer. Sade serait un écrivain moraliste, qui aurait peint le vice pour le faire détester. Il sera peu cité. Par André Breton lors du procès intenté à Jean-Jacques Pauvert, par Pierre Macherey et quelques autres. Preuve sans doute que le mot moraliste déplaît, vite confondu qu’il est avec censeur et Père la pudeur. Tout récemment Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a repris cette thèse dans Sade moraliste (Droz, 2005). Ce n’est pas le lieu ici de discuter la thèse avancée par Henry, seul l’intérêt d’une telle republication est à questionner. Elle permet de mieux comprendre, grâce aux indications fournies par Christian Lacombe, la place qu’occupe La Vérité sur le marquis de Sade (1887) dans « les lectures de Sade » et la tradition sadienne. On retiendra d’abord la volonté, clairement exprimée par Henry, de dissocier l’œuvre du marquis de sa vie et de ne pas confondre les actes de ses héros avec ceux qui lui furent reprochés. D’où l’analyse qu’il propose, à partir des archives, des Affaires d’Arcueil et de Marseille. Il les replace dans les mœurs du temps. Le volume contient aussi des lettres précisant les conditions de sa détention au fort de Moilans, son refus répété de la paternité de Justine. Et bien d’autres documents autographes, dont on s’étonne qu’ils n’aient pas toujours été exploités par les biographes de Sade. Cette ignorance des trouvailles de Charles Henry intrigue. La critique sadienne, fût-elle de dénonciation de « l’înfâme auteur de Justine » ou de revendication d’un esprit libre et d’une œuvre sulfureuse, a-t-elle pour des raisons diamétralement opposées, sciemment rejeté et l’hypothèse et les documents présentés par Charles Henry ?

Cette présentation de l’étude de Charles Henry consacrée à Sade ne peut faire oublier que si le XVIIIe fut immoral et libertin, et peut-être moraliste dans ses aspects les plus déviants, il fut riche aussi de saisissantes histoires d’amour. Les archives en livrent une nouvelle, grâce à Isabelle Foucher, documentaliste aux Archives nationales. Un dossier de 66 lettres, en partie codées, non signées, écrites entre 1783-1786, appartenant à un dossier du commissaire Noël Louis Gillet contenant ce qui a été trouvé dans la chambre de Pierre Basile de Canut, lieutenant en second dans le régiment d’infanterie de Royal-La-Marine, tué lors d’un duel en septembre 1786. Les lettres sont attribuées, après enquête, à une cousine germaine de Pierre Basile, dont elle est follement amoureuse. On ne possède pas les lettres de l’officier, dont on apprend qu’il est souvent pris de boisson, qu’il a été arrêté (enfermement) pour abandon de poste et que pour ces raisons, ou d’autres, les parents de la jeune fille s’opposent au mariage.

Le volume, préfacé par Arlette Farge, comprend trois parties : la description des lettres (ordre, encodage, nature du dossier, circonstances de la mort de Pierre Basile de Canut).Viennent ensuite les lettres décryptées et enfin les recherches de l’archiviste sur leur propriétaire Pierre Basile de Canut et son amoureuse. C’est une belle traque, obstinée et patiente, respectueuse des documents, comme toute vraie recherche. Son père a fait une brillante carrière d’ingénieur des fortifications, dont tentera de profiter Pierre Basile. Avec un succès modeste. Si sa carrière commence brillamment, il fait plusieurs campagnes, il semble ne pas avoir su gérer les biens hérités de ses parents. Il se révèle prodigue, peu discipliné, et avec un fort penchant à l’ivrognerie et aux querelles après boire. Quelques mois avant sa mort, il finit par abandonner le métier des armes, sans obtenir la pension de retraite qu’il sollicitait. Voilà pour l’amoureux. L’amoureuse s’appelle Rose de Lalande de Luc et son père est l’oncle, imbu de noblesse, de Pierre Basile. Il cherche à marier ses filles avec des nobles locaux et reproche à son neveu, non le lien familial, mais ses écarts : la boisson, l’insubordination, la prodigalité. Conscient de son amour impossible, atteint de mélancolie, sans avenir après son départ de l’Armée, Pierre Basile quitte Bayonne pour Paris emportant les souvenirs de sa lignée et les lettres passionnées de Rose, sorte de bagage pour rêver une vie devenue impossible. Pourquoi ne pas croire que le duel où il périt était aussi un moyen d’en finir avec ses malheureuses passions ?

Comme l’indique Isabelle Foucher, ces lettres représentent un témoignage sur l’intimité amoureuse. Ce qui fait que leur lecture constitue une indiscrétion. Elles nous livrent ce qui relève du secret. À tel point qu’elles sont codées pour échapper au regard des proches. Ce sont là des cris spontanés de l’amour contrarié, d’une grande force et d’une surprenante intensité émotive. Le familier des romans du XVIIIe siècle ne peut s’empêcher de reconnaître dans cette correspondance amoureuse certains modèles littéraires, qui confirment le succès que rencontra La Nouvelle Héloïse, qui imposa après Les Lettres de la religieuse portugaise des formes nouvelles au discours amoureux. Ce qui n’autorise pas à douter de la sincérité de Rose. Qui ne comprendra qu’Isabelle Foucher à la fin de sa présentation ait décidé de mettre fin à son enquête, se refusant même à chercher à savoir avec plus de précision la mort de Rose en 1850. Que fut sa vie de femme mariée, mère de famille, sans grandes ressources, pleurant la mort de ses deux frères guillotinés à Châteauroux ? Comme Isabelle Foucher, on préférerait à ces détails qu’apparaissent dans un autre dossier d’archives un portrait de Rose, ou mieux encore, les lettres que lui adressa Pierre Basile, son amour perdu (1).

1. Je voudrais signaler aux Presses de la Sorbonne nouvelle, un Hommage à Henri Lafon, Espaces, objets du roman au XVIIIe siècle (206 p., 23 €, édition de Jacques Berchtold, préface de René Démoris et Christophe Martin, avant-propos de Jean-Paul Sermain). Disparu en 2006, spécialiste du XVIIIe siècle, Henri Lafon avait consacré de nombreux articles, sa thèse et un essai, Espaces romanesques du XVIIIe siècle. De Madame de Villedieu à Nodier (PUF, 1997) à l’univers du roman. Il est juste de rappeler ce que l’analyse actuelle du romanesque des Lumières doit à ses travaux précis, élégants, toujours un peu en retrait, presque ironiques. On se réjouira que de jeunes chercheurs aient participé à cet hommage à côté de leurs aînés. Leur présence montre l’importance de l’œuvre critique d’Henri Lafon, trop tôt interrompue.

Jean M. Goulemot