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Le rire de Nerval

Article publié dans le n°1133 (01 août 2015) de Quinzaines

Comment parvenir, se demande un personnage de Jean Paulhan dans Les Causes célèbres, à voir du premier coup les choses pour la deuxième fois ? » ...

Comment parvenir, se demande un personnage de Jean Paulhan dans Les Causes célèbres, à voir du premier coup les choses pour la deuxième fois ? »

Et de même, devrait se demander tout lecteur consciencieux, comment parvenir à lire un auteur consacré comme si c’était la première fois, en le débarrassant des jugements qui peu à peu l’ont recouvert et momifié ?

Comment cesser de voir en Gérard de Nerval le pauvre hère qui cachetonne pour les journaux en tirant à la ligne, l’orphelin obsédé par l’image maternelle et, pour finir, le fou qui se pend à Paris une nuit de grand froid ?

Peut-être grâce au hasard, au manque d’érudition, à l’erreur ?

J’ai découvert Nerval et fait sa connaissance un peu à la manière dont il raconte sa quête de l’ouvrage de l’abbé de Bucquoy, dans la première des Filles du feu, à savoir « Angélique ».

Première erreur : j’achetai Aurélia en édition de poche. En couverture, ce titre, quatre photographies, et le début d’un texte que je trouvais sublime.

« Avec le temps, la passion des grands voyages s’éteint, à moins qu’on n’ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. []
Ne pouvant m’éloigner beaucoup cet automne, j’avais formé le projet d’un petit voyage à Meaux.
Il faut dire que j’ai déjà vu Pontoise.
 »

Deuxième erreur : j’égarai mon volume parmi les nombreux rayons de ma bibliothèque.

Troisième erreur : quand je voulus relire la phrase, qui m’obsédait, je la cherchai dans Aurélia, qui me cachait Les Nuits d’octobre, où je finis quand même par la redécouvrir.

Mais entre-temps j’avais pris goût aux proses et me plongeais dans les nouvelles, Les Filles du feu. Pour tomber amoureuse d’« Angélique ».

On n’entend pas souvent le rire de Nerval, ni celui de Kafka… Chez eux, on aime mieux la tragédie.

Et pourtant…

On peut lire « Angélique » comme une pièce de Molière. Nerval est un Scapin érudit et rieur, ou Figaro, si on préfère à Molière Beaumarchais. En tout cas, un valet qui se moque du pouvoir et qui cherche constamment à sortir du filet des contraintes en tous genres : politiques, financières, littéraires, etc. Lui-même, Nerval, nous y invite :

« Je m’arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou une de ces analyses tristes de la folie humaine, qui n’ont été traitées gaiement que par Érasme… »

On peut lire « Angélique » comme on suit les malheurs de Charlot, ou de Buster Keaton. Des clowns mélancoliques qui nous font rire aux larmes.

Pour échapper à la censure qui interdit aux écrivains de publier dans les journaux des « romans-feuilletons », les privant, du même coup, de leurs moyens de subsistance, Nerval, de digression en digression qui sont autant de gags, nous promène de Francfort à Paris ou Senlis, d’un libraire à un autre et de bibliophiles en bibliothécaires, à la recherche d’un livre rare, la véridique Histoire du Sieur Abbé, compte de Bucquoy, qui devient un mirage après avoir été prétexte à raconter des anecdotes, des histoires, sous couvert de l’Histoire.

Quoi de plus drôle que les péripéties de l’« in-folio intitulé Perceforest » ?

Nous sommes en 1848, « le jour de la révolution de février », un bibliophile, « un homme grêle, d’une figure sèche », se fraie un passage au milieu des voitures brûlées, atteint le Palais-Royal qu’on appelait alors le Palais national. Il est indifférent à la ferveur des combattants et ne s’inquiète que du Perceforest, « un de ces "roumans" du cycle d’Artus… où sont contenues les épopées de nos plus anciennes guerres chevaleresques » : quatre volumes, une « édition unique, avec deux pages transposées et une énorme tache d’encre au troisième volume ».

Il convainc la concierge de monter voir à la bibliothèque si les volumes s’y trouvent toujours. La concierge redescend, elle n’a trouvé que trois volumes.

« Trois volumes !... Quelle perte !... Je m’en vais trouver le gouvernement provisoire, – il y en a toujours un… Le Perceforest incomplet ! Les révolutions sont épouvantables ! »

On finit par comprendre que le dernier volume avait été prêté juste avant les combats.

Le Perceforest est bien intact, et demeuré en France. Qu’en est-il de l’Histoire de l’Abbé de Bucquoy ? – que pas un tribunal n’a le droit de classer parmi les personnages des romans-feuilletons, s’empresse de préciser Nerval, qui s’oblige et s’amuse à user de « méthodes scientifiques » pour confirmer ses dires.

L’épisode de la censure à Vienne est tout aussi irrésistible et percutant. Nerval se trouve alors dans la capitale autrichienne, il écrit dans la presse du pays, soumise à de sévères contrôles. En attente du visa qui ouvrira pour lui la voie de la publication, et en quête des journaux parisiens qu’il ne peut pas trouver car ils sont interdits, il rend visite à l’homme qui fait la pluie et le beau temps dans ce que nous nommons désormais les médias. C’est un certain M. Pilat.

« Il fut pour moi, raconte Nerval, d’une complaisance rare, – et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l’injustice que je lui signalais ».

M. Pilat invite Nerval dans les bureaux de la censure, afin d’y lire tous les journaux qu’il souhaitera, même Le Charivari, car, précise- t-il, c’est « l’endroit le plus libre de l’empire » !

En effet, ironise Nerval, la censure est de loin préférable à la loi qui bride ou qui empêche la liberté de s’exprimer : on choisit son censeur, on s’entend avec lui. Tandis qu’une loi s’interprète, ce qui permet à un régime autoritaire de réprimer à l’aise toute critique, toute révolte !

Quant à l’Histoire de l’Abbé de Bucquoy, Nerval finit par l’acquérir dans une vente aux enchères à un prix dérisoire.

« - Parlez-en, fait-il dire à son lecteur ou interlocuteur imaginaire.

- Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être déjà fatigués – du comte de Bucquoi le ligueur… – de M. de Longeval de Bucquoy et de sa fille Angélique, – enlevée par La Corbinière, – du château de cette famille, dont je viens de fouler les ruines…

Et enfin de l’abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j’ai rapporté une courte biographie… »

Oui, mais l’histoire elle-même ?

Eh bien, achève-t-il sans remords ni vergogne, on peut la lire « dans mon livre intitulé : Les Illuminés (Paris, Victor Lecoû). On peut consulter aussi l’ouvrage en-12 dont j’ai fait présent à la Bibliothèque impériale » !

Preuve qu’un livre historique peut donner lieu au romanesque. Tant pis pour les censeurs, y compris littéraires : un écrivain se moque (fait fi et ironise) des contraintes et obstacles qui traversent sa route. Il écrit un récit qui n’a pas d’unité, opère des digressions, s’insurge en polémiste, raconte en s’amusant, défend ce qui importe. Il n’est dans aucun lieu où on veut l’enfermer, excepté dans le sien, celui qu’il s’est choisi. Comme tous les héros populaires, il échappe, goguenard, il provoque, il réjouit, il émeut. Si l’humoriste est toujours grave, l’écrivain, même grave, voire tragique, a aussi le talent d’être drôle. Quand il est grand, l’humour lui va, comme le reste.

Marie Étienne vient de publier Cheval d’octobre (Tarabuste).

Marie Etienne