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Article publié dans le n°1133 (01 août 2015) de Quinzaines

Nous croyions avoir enfoncé le dernier clou dans le cercueil du relativisme, mais il ne cesse de renaître de ses cendres. Timothy Williamson, Wykeham Professor of Logic à Oxford, a délaissé ses ouvrages d'épistémologie pour écrire un tétralogue bien enlevé, dans lequel il repère les principaux ponts aux ânes des discussions sur le relativisme et prouve que les philosophes analytiques peuvent écrire avec simplicité et humour. Dans ce qui suit, trois lecteurs du livre font un voyage en Eurostar de Londres à Paris.
Timothy Williamson
Tetralogue. I am right, you are wrong
Nous croyions avoir enfoncé le dernier clou dans le cercueil du relativisme, mais il ne cesse de renaître de ses cendres. Timothy Williamson, Wykeham Professor of Logic à Oxford, a délaissé ses ouvrages d'épistémologie pour écrire un tétralogue bien enlevé, dans lequel il repère les principaux ponts aux ânes des discussions sur le relativisme et prouve que les philosophes analytiques peuvent écrire avec simplicité et humour. Dans ce qui suit, trois lecteurs du livre font un voyage en Eurostar de Londres à Paris.

Absoluto, s’asseyant dans un carré. Le livre de Williamson est excellent. C’est la meilleure introduction à ce jour aux problèmes du relativisme, et en plus drôle et agréable à lire que les dialogues de Platon, qui n’a plus qu’à aller se rhabiller. Enfoncés, Protagoras, Gorgias et autres Ménexène !

Relativo, s’asseyant en face. C’est la meilleure introduction pour vous, qui êtes un philosophe analytique, pas pour moi, qui suis un philosophe continental. De mon point de vue, ce livre est bien banal. Et s’imaginer qu’on puisse faire mieux que Platon sur ces sujets… Mais chacun son point de vue.

Absoluto. Pas du tout. Il est meilleur, un point c’est tout. « Meilleur pour moi » n’a pas de sens, du moins pour un livre de philosophie qui prétend dire la vérité sur le relativisme.

Relativo. Mais la philosophie n’est-elle pas affaire de goût ? Vous aimez Kripke, moi j’aime Fichte. Vous aimez Carnap, moi j’aime Heidegger. Vous aimez Coca, moi j’aime Pepsi. Vous aimez ces fauteuils gris de train, moi je les déteste. Il en va ainsi pour tout : tout est vrai d’un certain point de vue. Chacun a raison, selon son point de vue.

Absoluto. Voulez-vous dire qu’il est vrai pour vous que le livre de Williamson est banal ?

Relativo. Oui, c’est vrai de mon point de vue. Mais je respecte votre point de vue, je suis tolérant, à la différence de vous. C’est vous, les absolutistes, qui êtes dogmatiques. Votre séparation du vrai et du faux est à l’origine même de la tyrannie. Regardez les Grecs. Doivent-ils de l’argent aux banques ? En un sens oui, en un sens non.

Absoluto. Mais si je suis intolérant et dogmatique de votre point de vue seulement, et si c’est votre point de vue que le relativisme est tolérant, alors comment pouvez-vous dire que je suis intolérant, un point c’est tout ? En quoi, aussi, pouvez-vous dire que vous êtes tolérant ? Votre point de vue n’est-il pas privilégié ?

Relativo. Non, c’est juste mon point de vue.

Absoluto. Et le relativisme, il est vrai de votre point de vue ? Absurde ! Même si c’était le cas, d’abord ce serait trivial. Quelle différence entre dire que vous croyez que je suis intolérant, et dire que de votre point de vue je le suis? Et si je crois le contraire, nous sommes simplement en désaccord, et il n’y a pas de vérité selon le point de vue. Ensuite, si c’est « juste votre point de vue », alors vous ne dites rien du tout. C’est votre point de vue que c’est votre point de vue. Vous pourriez aussi bien le siffler. Allez-vous conseiller aux Grecs de siffler ?

Plurella (s’asseyant dans la place libre du carré). Gentlemen, gentlemen, du calme ! J’ai écouté votre conversation. Votre vision de l’opposition entre le relativisme et l’absolutisme est bien simpliste. Nous savons depuis longtemps que le relativisme s’auto-réfute. Ce n’est pas le problème. N’admettez-vous pas qu’il y a des règles, des perspectives, qui font que dans une culture donnée quelque chose est bon, et mauvais dans une autre ? Par exemple, vous éprouvez le besoin de manger ces assiettes de boulghour et poulet du bar de l’Eurostar avec des couteaux et fourchettes en plastique, mais vous savez bien qu’au Maroc on mange avec les doigts. Nieriez-vous que quantité de nos jugements sont vrais seulement relativement à un cadre, un schème, un langage, une culture ? N’en diriez-vous pas autant de n’importe quel énoncé dans une langue donnée ? N’admettez-vous pas qu’il y a des intraduisibles d’une langue à l’autre ? Par exemple, blues, spleen, fado ou Schadenfreude, qui dénotent des sentiments si subtils et tellement liés à une culture qu’on a dû reprendre ces mots tels quels en français ? Que dire de Vernunft ? Je n’y entends ni ratio, ni razon.

Absoluto. Cela ne fait que reproduire le problème. Et puis une fois que l’on réintroduit le paramètre manquant, n’est-il pas tout simplement vrai que quand je dis Amalia a le fado, je dis qu’il vrai qu’elle est triste-pour une Portugaise ? C’est comme quand vous dites que Paul est petit. Il est vrai qu’il est petit pour un basketteur, faux qu’il le soit pour un jockey. Où est le mystère ? Et qu’y a-t-il de si extraordinaire dans le fait que les mots aient telle ou telle connotation dans une langue ou dans une autre ? Ne parvient-on pas à traduire quand même ?

Plurella. Mais il est essentiel de voir qu’Amalia n’est pas triste tout court ! Vous écrasez la culture lisboète. Elle est triste selon les standards lisboètes, qui ne sont sans doute pas ceux, mettons, d’un habitant de Stuttgart. Il faut être pluraliste, ouvert à tous les points vue. Le relativisme est peut être faux, mais le pluralisme est de mise. Des sociologues comme Bruno Latour n’ont-ils pas montré qu’il y a autant de modes d’existence qu’il y a de types d’objets – des objets physiques, des êtres naturels, des artéfacts, des personnes, etc. –, non pas une ontologie totalitaire, mais des ontologies plurielles ! Que cent fleurs fleurissent !

Absoluto. Il y a quelque ironie à faire référence aux cent fleurs pour prôner le pluralisme et la démocratie des opinions ! Lin Zhao apprécierait, selon ses standards ! Mais ajouter que X est vrai ou justifié selon tel système de normes ne change rien au problème !(1) Élizabeth Teissier serait ravie de vous entendre : pour elle, l’astrologie est une science.

Relativo. Oui, Plurella a raison, Absoluto ! Ne faut-il pas adopter le « regard éloigné » ? Admettre qu’il n’y a pas de vérité tout court ! C’est une catégorie ethnocentriste qu’il nous faut rejeter (euh ! je veux dire, de notre point de vue). N’est-il pas bien plus fécond de penser en termes de ce qui est intéressant, utile, productif, qu’en termes de ces catégories fascistes – comme la langue – de vrai et de faux ? De voir que toute vérité est sociale ?

Absoluto. De mieux en mieux. On était partis relativistes, nous voici à présent sceptiques ! Pragmatistes ! Humanistes, comme aurait dit jadis F. C. Schiller(2).

Plurella. Mais du tout ! Nous sommes des relativistes dotés du sens de l’universel, sensibles à ce qu’il y a de particulier dans l’universel et d’universel dans le particulier. Nous voulons l’identité aussi, mais dans la différence. C’est nous les vrais réalistes ! Quant à Élizabeth Teissier et à son directeur de thèse, le problème est que ce sont des relativistes vulgaires. Nous, nous sommes des relativistes distingués, subtils. Cela nous permet, par exemple, d’apprécier Heidegger tout en admettant qu’il était nazi. Nous savons faire la part des choses.

Absoluto. Ça tombe bien, nous arrivons à Paris. Vous allez pouvoir donner toute la mesure de votre distinction dans cette ville si subtile et si pluraliste. Et voilà qu’on annonce une grève des transports. Il ne vous reste plus qu’à prendre un taxi, en faisant la queue une heure. Vous saurez faire la part des choses.

1. Paul Boghossian, La Peur du savoir, Agone, 2009.
2. F. C. Schiller, Studies in Humanism, 1907.

Pascal Engel a publié notamment Les Lois de l’esprit : Julien Benda ou la raison (Ithaque, 2012).

Pascal Engel

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