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Les deux sources de la théologie politique

Article publié dans le n°1126 (16 avril 2015) de Quinzaines

En un temps qui nous impose d’approfondir notre réflexion sur les relations entre le politique et le religieux, il n’est pas inutile de revenir à la question de la « théologie politique » telle qu’elle a été développée, dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, sur la base de certaines épîtres de Paul. Le livre de Panagiotis Christias est centré sur un concept clé de cette problématique, celui de « retardateur », dont il s’efforce de montrer l’inspiration platonicienne.
Panagiotis Christias
Platon et Paul au bord de l'abîme. Pour une politique katéchontique
En un temps qui nous impose d’approfondir notre réflexion sur les relations entre le politique et le religieux, il n’est pas inutile de revenir à la question de la « théologie politique » telle qu’elle a été développée, dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, sur la base de certaines épîtres de Paul. Le livre de Panagiotis Christias est centré sur un concept clé de cette problématique, celui de « retardateur », dont il s’efforce de montrer l’inspiration platonicienne.

Parler de « théologie politique », c’est rapprocher deux champs qui paraissent tout à fait distincts. Ainsi, il n’est pas courant qu’un platonisant s’intéresse aux épîtres de Paul ; l’habitude est de faire comme si les néoplatoniciens d’un côté et les Pères de l’Église de l’autre avaient vécu dans des mondes totalement étanches. Cela se comprend puisqu’un un seul philosophe d’envergure paraît avoir connu l’existence du christianisme : Porphyre, le disciple et diffuseur de Plotin, qui s’est vigoureusement engagé dans la lutte contre la religion nouvelle. Ni Plotin, ni Jamblique, ni Proclos n’emploient jamais le mot abominable de « chrétien ». À les lire, on croirait que cela n’existe pas – alors même que, à l’époque de Proclos tout au moins, le christianisme est la religion officielle et obligatoire de l’Empire. De nos jours encore, il est rarissime que l’on se hasarde à une lecture croisée de la tradition grecque et des théoriciens de la nouvelle pensée. Autant dire que l’idée d’aller chercher du côté de Platon l’origine de concepts pauliniens a quelque chose de sacrilège, aux yeux en tout cas d’un platonicien.

La notion de « théologie politique » peut être entendue comme s’il ne s’agissait que de penser les relations entre ces deux institutions. Dans l’ouvrage de 1922 qui porte ce titre, Carl Schmitt en donne une idée plus précise quand il écrit que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Reste à s’interroger sur le sens et les modalités de cette « sécularisation », quitte à ironiser comme fait Blumenberg quand il feint de croire que « le système universitaire des examens serait la sécularisation du Jugement dernier ». Même si l’on prend au sérieux cette thèse de Carl Schmitt, on peut douter de son intérêt pratique. Qu’un concept politique ait ou non une origine théologique, voilà qui peut intéresser l’historien des idées mais ne paraît pas de nature à éclairer la pensée politique ou la théologie.

C’est que cet aspect de la théologie politique n’est pas le plus profond. Les choses deviennent intéressantes quand on s’avise que l’essence du politique peut être pensée, non plus en termes théologiques, mais sur le fondement d’une théologie. On songe bien sûr au fameux texte de l’Épître aux Romains (13, 1-7) qui justifie le conservatisme politique : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. » Ce texte, fondateur de la théologie politique, est célèbre pour l’usage qui a pu en être fait. Son importance théorique tient au fait qu’il entend fonder le conservatisme, non sur des analyses politiques, mais sur des considérations théologiques qu’aucune ébauche d’argumentation ne vient étayer. On peut toutefois se demander ce qui, aux yeux de Paul lui-même, peut justifier une telle proclamation. Christias avance l’idée que ce serait la notion de « katechon », un mot qui, dans les débats de théologie politique, est simplement transcrit du grec et que l’on peut traduire par « retardateur ».

Autant le passage « conservateur » de l’Épître aux Romains est clair, autant cette notion de katechon – désignée ainsi par Paul dans II Thessaloniciens 2, 1-12 – a paru obscure même aux plus illustres des Pères de l’Église. Il y dit en substance qu’avant le retour du Christ viendra « l’apostasie », « l’homme de l’iniquité, le fils de la perdition, le substitut », disons : l’Antéchrist. Paul continue : « Et vous savez ce qui le retient [katechon], de façon qu’il ne se révèle qu’à son moment. Dès maintenant, oui, le mystère de l’iniquité est en œuvre. Mais que seulement celui qui le retient soit d’abord écarté. Alors l’impie se révélera et le Seigneur le fera disparaître. » La phrase se comprend, mais quel est ce « katechon » ? Toute l’eschatologie paulinienne en dépend et, avec elle, toute sa conception de la vie terrestre, politique en particulier – car il a généralement paru aller de soi que ce « retardateur » de l’Antéchrist était précisément l’Empire romain, considéré tantôt dans sa spécificité historique, tantôt comme paradigme du pouvoir politique.

Remarquant que Carl Schmitt ne s’est vraiment intéressé à cette figure du retardateur qu’en 1947, Christias se demande si poser à ce moment la question « qui est aujourd’hui le katechon ? » et répondre que « l’on ne peut sérieusement soutenir que c’est Churchill ou John Foster Dulles », tout en précisant que « le poste n’a jamais été vacant, sinon nous n’existerions plus », ne serait pas une manière pour Schmitt d’expliquer son engagement aux côtés des nazis. Il aurait vu dans Hitler le katechon de son époque, comme l’avaient été, selon ses propres dires, les grands empereurs du Moyen Âge chrétien.

La réponse de Christias à la question du katechon est fondée sur une hypothèse qu’il s’efforce de rendre crédible : Paul connaissait assez bien Platon. L’argument serait fragile s’il reposait seulement sur l’existence d’un milieu cultivé à Tarse, la cité natale de Paul. L’auteur s’emploie donc à montrer que « l’Apôtre des nations » connaissait au moins quelques textes platoniciens. Outre l’identité de certains vocables, il est effectivement impressionnant de constater une parenté entre le mythe d’Er, le ressuscité de la fin de La République, et la thématique paulinienne de la résurrection des morts.

Partant de cette évidente proximité thématique, Christias propose de voir dans le projet d’ensemble de La République une certaine manière de penser le katechon : la cité idéale dont Socrate dresse l’épure serait une manière de retarder l’inévitable déliquescence de tous les régimes politiques. Mais ce retardateur-là n’est ni le régime conservateur que l’on a pu déduire de l’Épître aux Romains, ni le dictateur qui fascine Carl Schmitt : ce « katechon n’est pas fondé sur l’absolutisme de la violence répressive mais sur la raison et la liberté philosophiques ».

Peut-on vraiment lire dans les écrits de Paul « une invitation au dialogue entre le message évangélique et la philosophie » ? Peut-on vraiment penser une « théologie politique » qui ne soit pas conservatrice ? La question peut même se poser de savoir si les rapprochements avec certains textes platoniciens sont vraiment fondés : l’identité de certains mots et la rencontre de certains thèmes peuvent n’affecter que la surface des choses et masquer une divergence fondamentale. Mais ce livre a l’immense mérite de confronter des textes qu’on laisse le plus souvent relever d’univers intellectuels disjoints.

Marc Lebiez

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