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Ce qui vient à notre connaissance

Article publié dans le n°1126 (16 avril 2015) de Quinzaines

Souvent l'épistémologie désigne la théorie (et surtout l'histoire) de la connaissance scientifique et de ses méthodes. Mais cette discipline porte aussi sur les sources de la connaissance naturelle, celle que nous acquérons par les sens, le témoignage d'autrui et le raisonnement. Cet ouvrage vient combler un vide et montre la vitalité de ce qu'on appelait jadis la « gnoséologie ».
Benoît Gaultier
Jean-Marie Chevalier
Connaître. Questions d'épistémologie contemporaine
Souvent l'épistémologie désigne la théorie (et surtout l'histoire) de la connaissance scientifique et de ses méthodes. Mais cette discipline porte aussi sur les sources de la connaissance naturelle, celle que nous acquérons par les sens, le témoignage d'autrui et le raisonnement. Cet ouvrage vient combler un vide et montre la vitalité de ce qu'on appelait jadis la « gnoséologie ».

La connaissance peut s’entendre en un sens plus ou moins fort. Platon distinguait l’opinion (doxa), l’opinion vraie ou droite (orthos), et l’opinion vraie pourvue de raison (logos) qui, seule, peut prétendre à être connaissance (épistémè). Selon une image stoïcienne célèbre, la main ouverte est la simple représentation de quelque chose ; quand la main commence à se contracter, on tient la représentation pour vraie et l’on forme une croyance ; quand la croyance devient claire et distincte, la main se referme et c’est le jugement ; et quand l’autre main vient saisir fermement la première, on a affaire à la connaissance.

Mais il arrive que l’on appelle « connaissance » seulement l’une ou l’autre de ces étapes et que l’emploi du terme dépende beaucoup du contexte d’usage. Ainsi le terme de « représentation » (par exemple, un souvenir ou une image) est-il souvent synonyme de « connaissance », sans qu’on spécifie si cette représentation est vraie ou si elle a plus ou moins les marques de la certitude ou de la garantie. Dans d’autres cas, on n’hésite pas à qualifier de « connaissances » de simples opinions vraies mais non garanties comme telles. Par exemple, les informaticiens nous parlent de « traitement des connaissances » en visant simplement des informations vraies introduites dans un système. Ou encore on dit que les candidats d’un jeu télévisé « savent » que Canberra est la capitale de l’Australie, alors qu’ils peuvent n’avoir qu’une croyance vraie à ce sujet, basée sur un vague souvenir ou même une simple conjecture.

Un grand nombre de médias et d’entrepreneurs du web, thuriféraires de la prétendue « société de connaissance » et de l’éducation de masse « on line », semblent prêts à traiter comme des « connaissances » de simples opinions, qu’elles soient vraies ou pas, justifiées ou pas, du moment qu’elles sont abondamment transmises et diffusées, comme si le nombre garantissait les propriétés épistémiques pertinentes. Les sujets supposés savoir abondent en nos temps d’obscurantisme new look.

La fermeté des connaissances peut aussi dépendre de leurs sources. Voir, ouïr, sentir, toucher, c’est savoir. Le lien peut être direct, comme dans la perception, où la connaissance est en principe immédiate, ou indirect, comme dans l’inférence inductive ou déductive, où la question est de savoir si elle se transmet des prémisses à la conclusion, et si les connaissances basées sur la probabilité sont admissibles. C’est tout l’enjeu de la pensée critique depuis les Lumières que de savoir si l’on sait et comment on sait. Mais on a l’impression que ces préoccupations ont déserté depuis des décennies la philosophie française. À présent, on nous explique que le savoir est sous-tendu par le pouvoir, que toute la science ne vaut que ce que valent ses assises sociales, politiques et historiques. Mais les questions « qui sait ? » et « qui veut savoir ? », qui semblent à nos contemporains si essentielles, auraient-elles un sens si les questions : « que sait-on ? », « comment sait-on ? » ou « jusqu’où peut-on savoir ? » n’étaient pas posées d’abord ? Il en est de même de la question des normes de la connaissance. Les historiens et les sociologues soutiennent que ces normes sont variables et contextuelles, et bien des philosophes naturalistes d’aujourd’hui affirment qu’on peut les faire dériver de faits psychologiques et biologiques. Mais peut-on naturaliser ou historiciser le « doit » épistémique ?

Cet épais volume collectif contient des contributions qui posent la question de la nature de la connaissance relativement à ses diverses sources : la mémoire (Kourken Michaelian), la perception (Yannick Chin-Drian, Santiago Echeverri, Olivier Massin), le témoignage (Anne Meylan), et la connaissance inférentielle (Jean-Marie Chevalier). D’autres chapitres traitent de la connaissance selon ses domaines et son extension : dans les arts (Sandrine Darsel), en théologie (Sébastien Réhault), au sujet des propriétés phénoménales (Reinaldo Bernal) et de la connaissance de soi (Marie Guillot), ainsi que la connaissance de certaines propriétés modales (Filipe Drapeau Contim).

Tous ces essais sont riches, passionnants, et remarquablement informés. Mais la plupart d’entre eux portent sur les contenus, les formats de connaissance (les types de représentations et de cognitions en cause) et leurs antécédents causaux, et beaucoup auraient pu figurer aussi bien dans un livre de philosophie de l’esprit. Peu traitent des critères par lesquels on peut déterminer si ces contenus sont des connaissances, c’est-à-dire de la question de savoir ce que c’est que connaître en général. Savoir, est-ce savoir que l’on sait ou bien peut-on savoir sans avoir accès à ce que l’on sait ? La connaissance peut-elle s’analyser comme croyance vraie justifiée, ou bien est-ce une notion primitive et inanalysable ? La justification est-elle une question de cohérence des croyances entre elles ? Ou bien doit-on admettre des notions plus faibles de justification ? Toutes ces questions affleurent dans la plupart des essais, mais seul l’essai de Santiago Echeverri sur la perception et celui d’Anne Meylan sur le témoignage les abordent directement. Quant aux frontières mêmes de l’épistémologie, seuls en discutent les essais de Conor McHugh, qui traite des normes épistémiques, et de Benoît Gaultier, qui se demande s’il y a des obligations dans le domaine des croyances comparables aux obligations morales dans le domaine des actions.

Ce livre a deux grands mérites. Le premier est de montrer qu’on peut réfléchir sur les types de connaissance selon leurs sources et leurs critères sans pour autant parler de « régimes de vérité » ni rendre les connaissances purement relatives ou contextuelles. Autrement dit, il montre qu’il y a du connaître et des choses que l’on sait. Le second mérite est de rendre accessible au public francophone des travaux qui proviennent le plus souvent de la tradition anglophone. C’est normal : depuis près d’un siècle, la philosophie française a plus ou moins déserté ce domaine. Mais peut être les auteurs de ces travaux auraient-ils pu s’aviser un peu plus que les questions qu’ils traitent ont été discutées, sous une forme ou sous une autre, non seulement par la philosophie analytique francophone, mais aussi au sein de la tradition philosophique française classique. Peut être la prochaine étape consistera-t-elle à montrer comment Descartes, Malebranche, Condillac, Maine de Biran, Cournot ou André Lalande les ont posées, avant que les vagues bergsonienne, marxiste, existentialiste puis postmoderne aient fait disparaître la connaissance comme à la limite de la mer un visage de sable. En vain : le visage ne cesse de reparaître.

Pascal Engel est l’auteur de Va savoir ! De la connaissance en général (Hermann, 2007).

Pascal Engel

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