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Les échecs font partie intégrante du patrimoine culturel mondial. Entretien avec Judit Polgár

Article publié dans le n°1185 (16 déc. 2017) de Quinzaines

Judit Polgár est souvent présentée comme la meilleure joueuse d’échecs au monde, toutes périodes confondues. Désormais ambassadrice du jeu d’échecs, elle œuvre pour sa promotion et met en évidence ses vertus pédagogiques.
Judit Polgár est souvent présentée comme la meilleure joueuse d’échecs au monde, toutes périodes confondues. Désormais ambassadrice du jeu d’échecs, elle œuvre pour sa promotion et met en évidence ses vertus pédagogiques.

Eddie Breuil : De nombreux joueurs d’échecs évoquent la beauté de ce jeu. Des artistes y sont également sensibles, comme Marcel Duchamp. D’où provient cette force attractive propre aux échecs ?

Judit Polgár : Les échecs sont un jeu de société ancien ; ils ont une histoire longue de plus de mille cinq cents ans. Au cours des siècles, ils ont fasciné différentes nations et sont partie prenante du patrimoine culturel mondial. Les artistes ont aussi été fascinés par ce jeu : il leur a inspiré des sculptures, des peintures ; il a également inspiré des réflexions sur des plans stratégiques dans des conflits, par exemple, ou dans bien d’autres domaines encore. Beaucoup d’artistes, peintres, musiciens, ont aimé le jeu d’échecs.

EB : Mais pourquoi fascinent-ils ? Pour vous, le jeu d’échecs est-il un art ?

JP : Pour moi, absolument ! Dans ma vie, il a d’abord été un jeu, puis une science et un sport, mais la dimension artistique a toujours été présente. J’ai toujours aimé me divertir en composant des combinaisons spectaculaires, pas seulement à cause de la solution unique qu’elles appellent, mais aussi en raison du principe même de la combinaison. J’ai aimé ce moment durant lequel on crée sur l’échiquier une situation à partir de sa propre perception, en disposant les pièces et en asseyant une position ; on éprouve une vraie joie à la pratique d’un tel exercice. C’est quelque chose de très différent de l’aspect sportif des échecs.

EB : Y a-t-il une partie d’échecs que vous considérez comme un chef-d’œuvre ?

JP : Oui, et il y en a quelques-unes qui me rendent très fière : celle contre Alexeï Chirov en 1994 [jouée à Buenos Aires, avec pour contrainte de commencer par la défense sicilienne, NDLR], celle contre Viswanathan Anand en 1999 [jouée à Dos Hermanas], celle contre Ferenc Berkes en 2003 [jouée à Budapest]. Ces parties sont mémorables car j’y ai développé des idées inédites, très inhabituelles, surprenantes, avec de belles combinaisons. Je tire davantage de satisfaction en remportant une victoire avec un jeu artistique que de gagner sans idées ou en jouant une miniature [partie terminée par un gain rapide].

EB : Vous avez publié une très belle autobiographie en trois volumes, en revenant sur votre parcours et en commentant vos parties les plus significatives (le deuxième tome a reçu le prix du Livre de l’année de l’Association of Chess Professionals ; le troisième est en cours de traduction chez Olibris). Ces livres sont féconds et riches d’enseignements, et ils relèvent d’une véritable « littérature échiquéenne ». Considérez-vous qu’il y a des « classiques » de la littérature échiquéenne ?

JP : Ce fut une expérience vraiment enrichissante pour moi que d’écrire la trilogie, et de revivre toutes ces séances d’entraînement, ces situations, ces discussions, ces impressions, ces histoires et – bien sûr – quelques-uns des meilleurs et des plus difficiles moments de ma carrière.

Il y a tellement de livres qui m’ont plu, comme ceux des parties commentées par Paul Keres. J’ai aimé les livres de tactique, ceux que John Nunn a consacrés aux fins de parties [L’Art des finales est traduit chez Olibris] ; plus récemment, j’ai assouvi un faible pour les biographies, dont celle de Boris Guelfand [My Most Memorable Games, publié en 2005, n’est pas encore traduit en français].

EB : Le milieu des échecs est fortement représenté par des hommes. Après avoir été sacrée championne du monde dans la catégorie féminine, vous avez voulu mettre un terme à la « ségrégation » dont souffraient les femmes, en ne participant plus qu’à des compétitions mixtes dès 2003. Hou Yifan (meilleure joueuse en activité) semble suivre vos pas et dénonce à son tour ce sexisme. Les choses tendent-elles à évoluer ?

JP : J’ai grandi dans un environnement vraiment unique avec mes sœurs, qui nous portait à croire en nous-mêmes afin de pouvoir rivaliser avec les hommes. Pour moi, il était très naturel de jouer principalement contre des hommes car, de cette manière, je pouvais progresser plus vite. De même, je considère qu’il n’y a jamais eu, d’un côté, les échecs masculins et, de l’autre, les échecs féminins : il n’y a qu’un seul jeu d’échecs. À mes yeux, il y a des joueurs de 2200, de 2400 ou de 2700 [référence au classement Elo, qui évalue le niveau de capacité des joueurs] ; je ne cherche pas à savoir si c’est une femme ou un homme qui atteint ce niveau. Je suis heureuse que Hou suive mes pas, et lui souhaite vivement d’atteindre les sommets et de continuer d’affronter avec succès certains des meilleurs joueurs du monde. Je tiens également à ce que d’autres jeunes femmes suivent à leur tour Hou Yifan et s’impliquent davantage dans les événements échiquéens. Je crois que cela aiderait beaucoup les femmes à long terme.

EB : La pédagogie occupe une part importante dans votre carrière : pouvez-vous évoquer le projet éducatif de votre père, László Polgár ?

JP : Mon père avait comme projet, une fois qu’il se serait marié et qu’il aurait eu des enfants, de les élever pour les spécialiser dans un domaine spécifique. Mon père a eu la chance de trouver ma mère, qui n’était pas seulement devenue « la femme de mon père », mais plutôt une partenaire. Sans son soutien, cela n’aurait certainement pas fonctionné. Il était important de mettre en place notre scolarité à domicile afin que nous puissions nous concentrer sur les échecs grâce à un système d’entraînement quotidien. L’autre aspect de leur expérimentation était qu’en tant que fille (et plus tard en tant que femme), je puisse remporter des victoires face aux meilleurs joueurs (hommes) du monde, ce qui était, aux yeux d’un trop grand nombre, tout simplement impossible…

EB : À votre tour, vous avez lancé une fondation en 2012 (Judit Polgár Chess Foundation [JPCF]) ainsi qu’un programme d’éducation par les échecs en 2013 (Chess Palace – Educational Chess Program). Les échecs n’y sont plus une fin mais un moyen.

JP : J’ai commencé à m’impliquer dans le domaine éducatif quand mon fils Oliver avait 6 ans et ma fille Hanna, 4 ans. Dans un premier temps, j’ai rédigé un livret pour les enfants d’âge préscolaire. Plus tard, j’ai fondé la JPCF et commencé à développer un programme éducatif beaucoup plus complexe, une méthodologie qui se base sur les règles du jeu d’échecs, mais qui représente bien plus : il s’agit d’Educational Chess, qui comporte un programme pour les écoles primaires et élémentaires. En Hongrie, cela implique 300 écoles ; cette année, nous atteindrons les 1 000 enseignants à avoir dispensé le programme de trente heures de cours, ce qui concerne plus de 10 000 enfants désormais. Cet automne, les trois titres de la série Chess Playground Book ont été publiés, ce dont je suis très fière et heureuse. Ces livres sont pertinents dans le cadre aussi bien familial qu’institutionnel.

Eddie Breuil

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