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Les pionniers de la survie

Article publié dans le n°1238 (22 juil. 2021) de Quinzaines

Depuis son premier film, Les chansons que mes frères m’ont apprises (2015), qui nous avait conduits dans une réserve d’Amérindiens, Chloé Zhao explore avec détermination l’espace américain ; elle se concentre de façon originale sur ce qui constitue l’histoire lointaine de ce vaste territoire et en sonde l’origine. 

CHLOÉ ZHAO

NOMADLAND

États-Unis, décembre 2020, 110 minutes

Actuellement en salles

Depuis son premier film, Les chansons que mes frères m’ont apprises (2015), qui nous avait conduits dans une réserve d’Amérindiens, Chloé Zhao explore avec détermination l’espace américain ; elle se concentre de façon originale sur ce qui constitue l’histoire lointaine de ce vaste territoire et en sonde l’origine. 

Dans The Rider, elle trouve encore l’occasion d’explorer sa propre identité en dressant le portrait d’un ancien champion de rodéo, entre passion, rêve et réalité.

Nomadland, récompensé à la Mostra de Venise et à la 39e cérémonie des Oscars, poursuit son voyage poétique à travers une Amérique marginale. Il s’agit de celle des victimes de la crise de 2008 suite à la faillite de Lehman Brothers, qui a entraîné dans sa chute des centaines de milliers de victimes, et avec elle les petits propriétaires de logements achetés avec un emprunt subprime. Nomadland reprend en ce sens une thématique déjà abordée par Steinbeck, qui avait dessiné en son temps les contours du drame, représentant les travailleurs précaires et dépossédés arpentant les routes pour trouver du travail après la Grande Dépression de 1929. Les Raisins de la colère,œuvre adaptée au cinéma par John Ford en 1947, mettait en scène la famille Joad, prenant la route 66 vers la Californie en quête d’un monde meilleur. Désormais, avec Chloé Zhao, ce sont les ravages de la dévastation industrielle et du monde de la finance qui induisent un climat de misère et, depuis la crise de 2008, ce sont aussi beaucoup de femmes marquées par le deuil et la perte qui nomadisent pour survivre, à l’instar de ce que Jessica Bruder a décrit dans son livre éponyme. On doit à Frances McDormand d’avoir convaincu Chloé Zhao de l’adapter au cinéma.

Est-ce que la force du film tire toute sa substance de l’authenticité du récit ? Le personnage central de la fiction, Fern, doit quitter sa maison à bord de son van rudimentaire, à la recherche de « petits boulots ». Veuve de 61 ans, ancienne institutrice remplaçante, elle a aussi tout perdu après l’effondrement de la petite ville d’Empire, une cité minière du Nevada. Sans suivre une ligne droite et certaine, Fern passe d’un emploi précaire et pénible à l’autre, préparant les colis chez Amazon ou nettoyant les toilettes d’un camping. Cette façon de voyager a trouvé un nom : le wandwelling, qui désigne une forme de circulation dans une camionnette aménagée sommairement, permettant à certains, tout simplement, de ne pas se retrouver à la rue. La route, l’espace deviennent alors le lieu d’habitation naturel de tous ces voyageurs aux conditions de vie précaires, comparables, d’une certaine manière, aux premiers pionniers de la conquête de l’Ouest ou aux hobos[1] qui arpentaient autrefois le territoire. Dans cette communauté marginale où apparaît Bob Wells, qui joue son propre rôle de gourou, les êtres humains se manifestent dans une vérité poignante, laissant entrevoir leur dimension profonde, telle Swankie à qui il ne reste que quelques mois à vivre et qui part en Alaska pour retrouver des jours heureux. L’errance est aussi un nomadisme intérieur ; Fern ne saisira jamais l’opportunité de quitter la route et affirme à plusieurs reprises l’impossibilité de vivre une vie standardisée. Chaque personne rencontrée exprime une humanité sans effet gratuit, perçue par la parole et le silence omniprésent, accompagnant ainsi une perception méditative de l’image. Fiction et documentaire se confondent parfois poétiquement, rappelant aussi un Jean Rouch ethnologue et cinéaste qui avait inspiré la Nouvelle Vague en alliant son sens du merveilleux et sa vérité personnelle. Nomadland ne connaît ni intrigue ni dénouement et nous emporte dans une autre temporalité, où le passé et l’avenir se confondent en une ligne d’horizon qui s’éloigne. C’est en cela que tient en grande partie la force du film : Chloé Zhao a su trouver le juste équilibre entre la thématique fictionnelle et l’émerveillement ressortissant au pur cinéma. L’influence de Terrence Malick pourra paraître évidente : la nature manifestée dans toute la grâce de sa puissance et de sa beauté rend humble toute présence humaine. La cinéaste la capte subtilement et sans cliché par un plan sur un ciel immense, un feu de camp ou la mer, puissante et immense, limite naturelle du parcours terrestre.

Avec la distance lucide d’un regard venu de l’étranger, Chloé Zhao a réussi un film qui comprend en profondeur l’âme américaine et sa mythologie. La culture amérindienne n’est jamais très éloignée, comme l’aspiration profonde à la liberté et au parcours de l’espace dont Dennis Hopper nous avait parlé dans Easy Rider et, plus proche de nous, Sean Penn dans Into the Wild.

Le constat est encore cruel : les pionniers ne sont ici que des femmes et des hommes usés et déclassés, qui errent depuis les Badlands du Dakota du Sud jusqu’à la Californie en passant par l’Arizona, à la recherche d’une liberté authentique, âprement conquise.

[1] Mot anglais désignant un travailleur itinérant, sans équivalent véritable en français. Certains y voient la contraction de homeless et bohemian.

Hervé Menou