La modeste maison qu’habitent Justino et Vanessa semble située à l’extrême périphérie de Manaus, à la lisière de la forêt qui encercle les deux tiers de la ville. Elle figure la situation de Justino, dont l’histoire s’articule autour de multiples frontières : entre la jungle et la zone urbaine, entre le monde des blancs et celui des indigènes. En tant que Desana [1], Justino appartient également à la frontière entre le monde des humains et celui des esprits, accessible par le rêve, le conte et les rituels chamaniques. Regis Myrupu, un acteur non professionnel issu d’une ethnie indigène, donne ses traits au personnage principal, ainsi qu’aux autres membres de la famille. La réalisatrice Maya Da-Rin explique dans un entretien que ses acteurs ont activement participé à la traduction des dialogues en tukano et à l’écriture du scénario.
Si les frontières peuvent écarteler celui qui s’en approche de trop près, elles peuvent également conjuguer des correspondances inattendues. Distendues, elles deviennent des lieux où les mondes hétérogènes se chevauchent et les langues (le portugais et le tukano [2]) s’enchevêtrent. Aussi, Maya Da-Rin met en lumière la trajectoire de son héros en saisissant avec intelligence ces enjeux. Tantôt la silhouette de Justino fond dans la douce pénombre parmi les troncs ténébreux, tantôt elle se détache sur l’arrière-plan de béton et d’acier du port. Cependant, le bourdonnement des grues rappelle petit à petit le grésillement des insectes ; la différence entre la technique et la nature laisse place à un contraste entre deux forêts, l’une végétale et l’autre bétonnée, caractérisées graphiquement par les rapports distincts entre la figure et le fond.
Quelle est cette fièvre qui assaille Justino ? Sans constituer un simple état psychosomatique individuel, elle engage les rapports qu’entretient l’individu avec les autres humains, les animaux et les esprits. Les rêves angoissants qui le hantent expriment cette nature particulière du mal qui le ronge. Dans son sommeil, un prédateur inconnu ravage les petits élevages du voisinage. Parti à la chasse avec plusieurs voisins et deux chiens, le rêveur se sépare du groupe, attiré par un bruit qui se fait entendre dans la broussaille. Alors qu’il pénètre la forêt, il est tout à coup éclairé par des lampes de poche. Devenu la proie, il fuit à travers d’épaisses couches de feuillage, sous les aboiements.
Dans un autre rêve (mais s’agit-il vraiment d’un rêve ?), il poursuit seul ce prédateur mystérieux. Alors qu’il a réussi à l’abattre, il aperçoit brièvement un homme quitter la carcasse animale, une vision onirique d’une beauté sidérante qui n’est pas sans rappeler Oncle Boonmee (2010) d’Apichatpong Weerasethakul. Le discours raciste d’un collègue blanc de Justino, qui n’hésite pas comparer les indigènes à des bêtes, crée un écho cynique avec la proximité ontologique des humains et des animaux dans la pensée tukano. Par sa lente narration, La Fièvre, tel un conte, nous fait comprendre qu’il en va de la survie d’un monde vivable.
[1] Une des nombreuses ethnies habitant le Haut Rio Negro.
[2] Plus d’une vingtaine d’ethnies indigènes cohabitent la région, chacune ayant une langue différente et une coutume particulière, malgré la ressemblance de leurs modes de vie. La langue tukano en constitue un moyen de communication partagé.
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