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À Pignon-Ernest est attaché un portrait en pied. Pas le sien. Ernest Pignon-Ernest, ou Pignon-Ernest, aime jouer avec son nom mais pas, comme Picasso, avec un autoportrait. Son regard, sa main, ont pour objet notre société. Changer la vie, c'est ce que rappelle le portrait en pied de Rimbaud, sérigraphies collées par centaines sur les murs des villes en 1978. Aujourd'hui encore, il reste un bon introducteur à l'oeuvre de Pignon-Ernest (né à Nice en 1942) quand il se fait le révélateur de l'horreur à Lyon, dans les années 1940, à la prison Saint-Paul.

EXPOSITION

PIGNON-ERNEST: PRISONS

Galerie Lelong

13, rue de Téhéran, 75008 Paris

Du 13 Janvier au 15 Mars 2014

 

REPERES N°158

Texte de Gérard Mordillot

À Pignon-Ernest est attaché un portrait en pied. Pas le sien. Ernest Pignon-Ernest, ou Pignon-Ernest, aime jouer avec son nom mais pas, comme Picasso, avec un autoportrait. Son regard, sa main, ont pour objet notre société. Changer la vie, c'est ce que rappelle le portrait en pied de Rimbaud, sérigraphies collées par centaines sur les murs des villes en 1978. Aujourd'hui encore, il reste un bon introducteur à l'oeuvre de Pignon-Ernest (né à Nice en 1942) quand il se fait le révélateur de l'horreur à Lyon, dans les années 1940, à la prison Saint-Paul.

Le regard de Rimbaud retient le nôtre, arrête le passant. À son origine, la photographie de Carjat, la peinture de Fantin-Latour. Mais ce regard dans un visage changé par son dépaysement. Le lieu importe d'abord à Ernest Pignon-Ernest. Il choisit des murs, il préfère l'éphémère d'un papier, il refuse que le cri de Rimbaud devienne un mot d'ordre. Imprimée dans une proclamation électorale, la typographie dit « autre chose » que ne prétendent les mots. Des mots ouverts, des images multiples, des suites non closes : « Rimbaud maintenant, I en 1978 I ce n'est pas que Rimbaud. C'est un mythe. Jusqu'à James Dean et Kerouac, un cumul de personnages, de poètes, la Beat Generation, de Dylan, des chanteurs probablement... Pierrot le Fou ! C'est l'image physique d'une pensée de maintenant. »

« Urgent crier ». la pensée de maintenant conjugue la politique et la poésie. Elle désigne un avenir, donne forme visible, accusatrice, à l'Histoire. Pignon-Ernest donne corps au cri. À corps et à cris. Peu d'oeuvres aujourd'hui aussi attentives que la sienne au corps humain, rêvé, fragmenté, plein, sensuel, déchiré, torturé.

L'esprit de révolte et la virtuosité du dessinateur vont de pair. D'un mur d'usine à Grenoble sur lequel avait été collé un homme brisé par la souffrance, Ernest Pignon-Ernest disait : « Si le truc ne tient pas le coup, il est ridicule face à un mur d'usine qui fait 100 mètres de long. Si le bonhomme n'a pas d'architecture, pas d'assises, on ne le voit même pas. »

Un dessin accompli est un des moyens de fixer un cri, de le répéter, de le faire voir, de le coller à vous. Ainsi la femme à demi couchée sur un trottoir dans la série Sur l'avortement, série renversant les mots « qui tue ? ». Qui est tué ? La violence est là dans Expulsions, Immigrés, Les accidents du travail... Autant de « questionnements critiques », selon Ernest Pignon-Ernest.

Voici à la galerie Lelong une forte exposition, Prisons. Le sujet en est pris à l'Histoire. Mais devenue une pensée de maintenant. Histoire, anticipation, imagination ont ici partie liée dans l'image.

Prisons. À l'origine de ces Prisons, la prison Saint-Paul à Lyon, proche de la gare de Perrache, dont les prisonniers entendaient le trafic des trains. (Dans les années 1950 à Paris ­ s'en souvient-on encore ? ­, face à l'hôtel Lutetia, à l'angle du boulevard Raspail, se dressait la prison du ChercheMidi). La prison de Lyon allait disparaître et faire place à une université. Ernest Pignon-Ernest la connaissait pour y avoir vingt ans plus tôt organisé des séances d'atelier de peinture. Les propriétaires lui proposent d'y faire des interventions.

L'exposition et le catalogue donnent à voir et à lire la mémoire de la prison des années 1940. De longues listes : ... « André Sollorente, arrêté par la police française, condamné par la Cour martiale, et fusillé dans l'heure le 2 février 1944. Auguste Collomb, arrêté par la police française, fusillé le 21 avril 1944 » (...) Et Marc Bloch « Marc Bloch, historien, fondateur des Annales de l'histoire économique et sociale, chef pour la région lyonnaise de Franc-Tireur, il est arrêté à Lyon le 8 mars 1944 par la Gestapo ; torturé, il meurt fusillé. »

À l'entrée de l'exposition, un dessin dépourvu d'effets : le portrait de Marc Bloch d'après une photographie. Ces photos, celle-ci et d'autres, comme « d'identité », contrastent avec la réalité de Saint-Paul, sa mise en forme, sa mise en scène, sa vérité.

Sur un grand panneau, cette vérité se déploie : une quarantaine de dessins aux traits en noir dans de petits cadres identiques, oblongs, bordés de noir. Ils entourent un grand tableau : un mur du haut duquel pendent, attachées par des ficelles, de petites bouteilles enfermant les mêmes images que celles que l’on voit encadrées. C’est ce que les prisonniers appellent le « yoyo », comme le jeu. Ici le jeu des fils doit permettre la communication d’une fenêtre à l’autre.

Les images dessinées sont celles de l’écoulement des jours et des heures (le Sablier), La réalité (l’Araignée) les fantasmes (le Serpent) et, a contrario, le rêve de la Femme, de dos et de face, des académies sans faute... Et un vit en érection. Au fond de la salle, flottant, des voiles, des transparences, Véronique, ecce homo, les formes évoquent, multiplient et annulent le cadre des mots et des définitions. Les métaphores elles-mêmes s’y épuisent. La mort et la vie, le déchet et la perfection, l’éphémère et la mémoire composent ensemble. De la prison Saint-Paul, Pignon-Ernest dit que ce n’est pas une « prison ordinaire ». Mais y en a-t-il qui le soient ? L’exposition montre que non.

Georges Raillard

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