Livre du même auteur

Loin d'Ithaque

Article publié dans le n°1128 (16 mai 2015) de Quinzaines

Il est rare de rencontrer, dans notre environnement saturé, une poésie qui soudain soit d’une autre trempe, d’un autre ton que celui que nous connaissons déjà, et qui est ou bien démodé – vers libres que pousse le vent de la mollesse, de l’indéterminé formel, du lyrisme attendu – ou bien prétendument avant-gardiste et sourcilleux, intéressé par le trivial, le clou à la chaussure et le dénigrement de la syntaxe.
Gilles Jallet
Contre la lumière
Il est rare de rencontrer, dans notre environnement saturé, une poésie qui soudain soit d’une autre trempe, d’un autre ton que celui que nous connaissons déjà, et qui est ou bien démodé – vers libres que pousse le vent de la mollesse, de l’indéterminé formel, du lyrisme attendu – ou bien prétendument avant-gardiste et sourcilleux, intéressé par le trivial, le clou à la chaussure et le dénigrement de la syntaxe.

Gilles Jallet, que nous connaissions depuis la publication de son premier livre chez Seghers en 1985, se différencie de tous en ce qu’il est éminemment « classique » dans ses références et son matériau littéraire. Outre le volume de 1985, dont il reprend le titre et enrichit le contenu, le présent ouvrage donne à lire la suite de ses écrits poétiques. Mais il reste à découvrir ses essais et ses traductions de l’allemand, publiés par Seghers et Hermann.

Les médias auraient dû s’intéresser depuis longtemps à Gilles Jallet. Mais il a peut-être trop de discrétion et d’orgueil pour attirer à lui les hommages de passage, les considérations factices, sitôt dites et sitôt oubliées ; il a l’audace de fréquenter les vraiment grands sans y risquer le ridicule ni la médiocrité. C’est dire qu’il a de quoi séduire. Outre les Grecs, le Coran, la Bible, ses passions et ses maîtres sont surtout allemands : Nietzsche, Novalis, Hölderlin, Goethe, Schiller, Celan. Parmi les Français : Mallarmé, Du Bouchet… Excusez du peu.

Son écriture est à la fois limpide et truffée de connaissances, comme le suggère la belle introduction de Xavier Maurel. On hésite, lisant Gilles Jallet, entre se laisser porter et chercher à comprendre où prennent naissance l’inspiration et la matière des textes, à quoi est dû ce ton à la fois si impersonnel et à certains moments si troublant de beauté. Il s’en explique un peu dans l’entretien avec Laurent Cassagnau qui figure au milieu du volume.

« Regarder la lumière en face, c’est voir la mort, transgresser la limite, d’une façon que je dirais grecque. Cette violence est non seulement celle de la lumière mais celle de la guerre – ce que furent avant tout les Grecs, des guerriers. Pour les Grecs, Apollon est non seulement le dieu de la lumière, celui qui donne équilibre et forme, mais c’est aussi le Destructeur, le feu et l’excès de lumière. » En revanche, « Dionysos, le “deux fois né”, est bien ce dieu par lequel, comme au théâtre, le jour et la nuit s’éclairent l’un l’autre, et la mort n’est pas la mort » (Xavier Maurel).

« l’impossible tragédie est morte

tu cherches la nuit sans la trouver

ici le vide découvre ton théâtre de pierre

et la maison gelée

ici la musique ne s’est pas encore levée

ici les dieux ne veulent plus revivre

 

l’un d’eux pourtant s’il revenait

pareil à l’étranger ordinaire sur la terre

il t’éveille à l’amour avant que tu le veuilles

il te martèle nue comme une statuette

et fait bientôt renaître dans ta chair

le chant palustre — Eschyle — la nuit noire »

(Gilles Jallet, Un reste reviendra).

Présence de « Nietzsche qui a pu, pendant un temps du moins, voir dans la tragédie grecque un remède perdu contre les crimes ultérieurs de la raison » (Xavier Maurel).

Dans les écrits critiques, qui accompagnent l’œuvre poétique, et en particulier dans celui qu’il consacra à Novalis (qu’il traduisit), Gilles Jallet écrit : « La langue précède le poète sur le chemin de la parole. Consentir il lui faut, dire oui à la déchirure du mourir et accueillir en soi l’immense lacune de la langue… Ainsi la langue est-elle toujours un je dirai. »

Le manque que doit dire la poésie, qui reste à dire par elle, cette langue d’avant la langue continûment à rechercher, est le sujet de l’œuvre :

« Seulement je puis n’entr’apercevoir,

comme Ulysse lorsqu’il s’endort ou fait semblant de dormir,

à l’instant de toucher le port, pour accomplir un dernier détour.

Ainsi va la ruse de l’écriture, ce que je cherche existe à peine »

(Gilles Jallet, Réminiscence et Prophétie).

Ithaque doit demeurer inaccessible. Le poète, pour Gilles Jallet, est celui qui cherche dans sa mémoire « un souvenir qui n’est pas revenu » (Le Dernier Homme), qui cherche à lire une « stèle muette, inécrite et à jamais tournée vers l’inconnu », « une beauté sans forme et sans moi », quitte à ne pas la comprendre, à ce qu’elle soit trop grande pour lui (En, journal de l’Engadine). Le « je » qui s’exprime dans la poésie de Gilles Jallet n’a pas l’omniprésence insupportable de la fatuité et de l’autocélébration, il est un « je » débarrassé de son ego, ouvert à la rencontre : « Le temps vidait sa coupe sombre, et simultanément mon cœur se remplissait du ciel oublieux. Soudain je n’étais plus moi, mais cette forme noire reposée à l’intérieur de moi » (En, journal de l’Engadine).

À l’image de l’ami Vladimir, dans un des textes en prose de En, journal de l’Engadine, probablement issu d’un rêve, ce qui fait signe demeure inaccessible. Ne reste qu’à l’aimer, accueillir sa possibilité :

« Vladimir était arrivé à Sils très tôt le matin. Je le retrouvai peu de temps après sur la terrasse de l’hôtel, adossé à une petite chaise en bois devant les montagnes. Soudain, je le vis à travers la fenêtre de ma chambre, minuscule et impersonnel comme une ombre, absorbé par l’étendue indéniable du paysage. Tout semblait l’accuser et le réduire à d’infimes proportions. Chaque pas en sa direction l’éloignait davantage, comme si la distance avait été inversée, que le proche fût devenu lointain et le lointain proche. Je fus saisi d’un amour immense pour cette chose noire, infiniment petite et noire, en même temps que j’étais effrayé par l’idée que Vladimir, mon meilleur ami, était en train de mourir. »

Dans la tradition juive, aleph est la première lettre de l’alphabet mais beth la première de la Torah, dont le premier mot est Berèshit, « au commencement » – ce qui signifie peut-être que le commencement n’en est pas un. De même, l’écriture poétique fait appel à un langage antérieur auquel on n’a pas accès, sinon imparfaitement, par fulgurations et prophéties, un langage d’avant toutes les catastrophes. Celui de l’Innocence ?

« Chaque matin de fête et de fin silence

l’enfant scribe méditait dans son atelier

à la recherche de sa vraie voix

aleph

qui fut au commencement

avant le commencement » (Gilles Jallet, Vie de Nathan)

Pour Gilles Jallet, la poésie doit demeurer lointaine, une destination. Comme Ithaque pour Ulysse.

Marie Etienne