A lire aussi

Mondrian/De Stijl

Une exposition vive, vivifiante. Deux titres, deux épais catalogues. Mais non deux expositions, tant elles s’emboîtent l’une l’autre, et ménagent ensemble une vue richissime sur l’art et l’architecture liés à la revue De Stijl (Le Style) ou, autrement dit, au « Néoplasticisme ».

Exposition
Mondrian / De Stijl
Centre Pompidou, musée national d’Art moderne 1er décembre 2010 – 21 mars 2011

Publications
Catalogue Mondrian
Sous la direction de Brigitte Léal
360 ill., 376 p., 49,90 €

Catalogue De Stijl 1917-1931
Sous la direction de Frédéric Migayrou et d’Aurélien Lemonier
350 ill., 320 p., 49,90 €

Serge Lemoine
Mondrian et De Stijl
Hazan, nb. ill., 160 p., 20 €

Une exposition vive, vivifiante. Deux titres, deux épais catalogues. Mais non deux expositions, tant elles s’emboîtent l’une l’autre, et ménagent ensemble une vue richissime sur l’art et l’architecture liés à la revue De Stijl (Le Style) ou, autrement dit, au « Néoplasticisme ».

Ce que le titre de Beaubourg unit et sépare d’une barre oblique, Serge Lemoine, dans son livre, bref mais pertinent, le conjoint. Mondrian, figure tutélaire d’un mouvement majeur du XXe siècle. Il naît Mondriaan aux Pays-Bas en 1872. Devient Mondrian en 1912. Il vient de s’installer à Paris. Attend-il de cette francisation de son nom une plus facile assimilation ? Illusion. Brigitte Léal, commissaire de l’exposition, le rappelle : « Il nous faut bien résumer l’histoire de Mondrian en France comme celle d’un échec. »

Les « responsables » sont aveugles. Bernard Dorival, qui règne au musée d’Art moderne, s’est fait connaître par une histoire en mille pages, trois volumes, chez Gallimard des Étapes de la peinture française contemporaine (1944). Dans cet ouvrage est ignoré le nom même de Mondrian, mort à New York en 1944, qui a passé plus de vingt ans à Paris. Plus tard, en 1956, le même historien de l’art écrira : « Mondrian confond pureté avec antisepsie, rigueur avec nettoyage par le vide, plastique avec mort ». Et il refuse que la mort entre dans son Musée.

Hors les institutions Mondrian a des soutiens. Son ami Michel Seuphor publiera la première monographie sur Mondrian (Flammarion). Il est accueilli par Léonce Rosenberg, marchand de Cézanne, de Picasso, propriétaire de la galerie L’Effort moderne. Il y publiera, en français, l’essai sur le Néoplasticisme (1920) – reproduit ici dans le catalogue De Stijl. Mondrian note que « le Néoplasticisme a ses racines dans le cubisme ». Et précise : « Il peut porter également le nom de Peinture abstraite réelle parce que l’abstrait (tout comme les sciences mathématiques, mais sans atteindre l’absolu comme elles) peut être exprimé par une réalité plastique. »

L’Art ne doit pas être disjoint de l’Architecture. « Par son moyen plastique, L’Architecture, est une apposition esthétique et mathématique, donc exacte et plus ou moins abstraite. Étant composition de plans opposés et se neutralisant, elle est l’expression plastique exacte du rapport esthétique équilibré dans l’espace. » L’exposition fait suivre l’évolution de l’art néoplastique. Elle met au jour, pour nous, abondamment, superbement, les passages de la composition picturale à la construction architecturale.

En 1917 paraît le n° 1 de la revue De Stijl. Theo van Doesburg (1883-1931) en est l’initiateur. Il est devenu célèbre en France par sa participation avec Arp et Sophie Taeuber-Arp à la restauration de l’Aubette à Strasbourg, et par la maison qu’il construisit pour lui à Meudon. Autour de lui sont réunis Mondrian, Van der Leck, Huszár, Vantongerloo, Pieter Oud, puis Rietveld, peintres architectes ou les deux ensemble.

Grâce à de nombreux prêts, en particulier du musée municipal de La Haye, cette exposition a pu avoir lieu. Une « réparation éclatante » (Jean Leymarie) du refus opposé par Dorival à une exposition hollandaise. En 1969, André Berne-Joffroy (a qui l’on doit aussi la redécouverte du Caravage) soutint le projet qui, vingt-cinq ans après la mort de Mondrian, aboutit à une exposition à l’Orangerie. La Hollande, New York, Saõ Paolo, Rome avaient, en 1957, précédé deux expositions, l’une à la galerie Denise René, l’autre chez Daniel Cordier, d’œuvres figuratives appartenant à des collections particulières.

La rétrospective de Beaubourg couvre la période parisienne de l’œuvre. Les années 1892-1914, « les chemins de l’abstraction », avaient été montrées au musée d’Orsay en 2002 par Serge Lemoine. On y avait vu Le Nuage rouge (1907), dont Yves Bonnefoy, dans le bel essai écrit sous ce titre, disait « On le pressent augural ». « Ce nuage a une intensité extraordinaire dans sa flambée sans origine visible (…) c’est une lettre d’un alphabet inconnu, avec quelque chose de respirant sinon même de sexuel. » Cette vue vers l’aval de l’œuvre enrichit notre regard sur le parcours de Mondrian.

En 1917, année climatérique, on voit chez Mondrian, chez Van der Leck, chez Van Doesburg ou Huszár… des compositions de signes qui, partis de la « réalité », structurent le plan de la toile. Les compositions en plus ou moins – masculin, féminin – évoquent-elles quelque mouvement sexuel ? Ou sont-ils l’accomplissement, musicalement juste, d’un rythme ? Mondrian note : « La beauté plastique pourra se révéler comme style dans tout ce qui existe. »

Théo Van Doesburg compose, à Hyères, pour la villa des Noailles (aujourd’hui restaurée) la « Chambre des fleurs » : une rythmique de couleurs primaires. Il crée des maisons à compositions chromatiques, la maison Schröder d’Utrecht est fameuse. Important aussi l’apport de Gerrit Rietveld en collaboration avec des architectes comme Van Doesburg. On a réuni à Beaubourg outre la célébrissime Chaise rouge et bleu (1918) des meubles de Rietveld jamais vus ici. Vilmos Huszár, artiste séduisant, s’est allié à Rietveld pour la Composition Espace-Couleur, bâtiment pour une exposition. La maîtrise de la couleur est éclatante dans Composition, Marteau et Scie (1917) et dans l’intérieur de la maison Bruynzeel… On ne peut citer tout – artistes, œuvres – ce qui est montré à l’exposition : notices, documents, photographies font le prix de ces deux catalogues de référence en français.

L’exposition se clôt sur une installation. Un monument de vides obtenus par un assemblage de tubes, de poutres, de panneaux horizontaux et verticaux. C’est immense dans son environnement noir, la reconstitution de City in Space. Des mètres en hauteur, en largeur au sol. Nul point d’appui repérable. Mondrian aurait dit à l’artiste-architecte, auteur de cette cité, ou de cet espace, Frederick Kiesler (1890-1965) : « Vous avez fait ce que nous rêvions tous de faire. »

Cette construction a été présentée à Paris en 1925 à l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes. Une « contre-construction » telle que Van Doesburg en avait dessinées.

En 1925 Kiesler dans De Stijl publie un Manifeste : « Nos villes ? Des murs, des murs, des murs. Nous ne voulons plus de murs, plus d’encombrement du corps et de l’esprit. » La ville traditionnelle est mise en cause, mais aussi celle des utopistes, les plans de villes de Le Corbusier : « La nouvelle ville apportera avec elle la solution des problèmes de circulation et d’hygiène, rendra possible la diversité des vies privées et la liberté des masses. »

J’ai eu la chance de rencontrer ce grand artiste visionnaire en 1959 au Congrès d’Art et architecture sur le chantier de Brasília. Il était surtout pour moi l’ordonnateur de la Salle des Superstitions à l’exposition internationale du Surréalisme, organisée par Duchamp et Breton en 1947. Frederick Kiesler a bénéficié à Beaubourg, en 1996, d’une exposition et d’un précieux livre-catalogue (collection « Monographie ») dus à Chantal Béret. On peut saisir dans les réalisations et les écrits de Kiesler sa parenté avec Mondrian.

Le Néoplasticisme est présenté jusque dans ses conséquences « tant que l’individu domine, la plastique tragique est nécessaire, car c’est elle qui, dans ce cas, crée l’émotion. Mais dès qu’une période de plus grande maturité est atteinte, la plastique tragique devient insupportable.

Dans la réalité vitale de l’abstrait, l’homme nouveau a déposé les sentiments de nostalgie, de joie, de ravissement, de douleur, d’honneur, etc. dans l’émotion constante par le beau, ceux-ci sont épurés et approfondis. Il atteint une vision beaucoup plus profonde de la réalité sensible ».

De lui, sans doute, l’émotion vitalisante que procure ce rare rassemblement autour de De Stijl, d’œuvres, d’ébauches, de plans, et, dans les deux catalogues, de textes théoriques.

Georges Raillard