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Les lunettes, la faux, les portraits

 Les analyses agiles et raffinées de Philippe Bonnefis nous aident à mieux percevoir les lignes dynamiques du grand peintre italien Valerio Adami (né en 1935), ses portraits énigmatiques d’écrivains, ses étranges figures, ses allégories imprévisibles.
Philippe Bonnefis
Valerio Adami. Portraits littéraires
 Les analyses agiles et raffinées de Philippe Bonnefis nous aident à mieux percevoir les lignes dynamiques du grand peintre italien Valerio Adami (né en 1935), ses portraits énigmatiques d’écrivains, ses étranges figures, ses allégories imprévisibles.

Les dessins d’Adami sont, sans cesse, fascinés par les écrivains, par les historiens d’art, par les théoriciens. À plusieurs reprises, Jacques Derrida, Hubert Damisch, Marc Le Bot, Jean-François Lyotard, Michel Onfray, Pascal Quignard, Jacques Dupin, d’autres ont regardé de très près les portraits et les scènes d’Adami. Ils mettent au clair ses montages, sa pratique du dessin. Parallèlement, les œuvres d’Adami excitent la pensée des écrivains ; elles la transforment ; elles la déplacent ; elles font bouger les lignes de la raison.

Ici, dans cet ouvrage intelligent, Philippe Bonnefis étudie des portraits choisis et différents d’Adami : ceux des créateurs qui ont su « construire » et « déconstruire » la pensée (Gandhi, Freud, James Joyce, Nietzsche, Proust, Thorvaldsen, Derrida, Pierre Boulez, Jacques Dupin, Pascal Quignard, Leopardi, André Gide…). Selon Philippe Bonnefis, chaque œuvre d’Adami veut marier (de façon complexe) le monde du livre et le monde de l’image, l’espace des lettres et celui des figures.

Dans ces « portraits littéraires », certains détails sont privilégiés. Les lunettes des créateurs surgissent souvent : celles de Gandhi (sous le parapluie sombre) ; celles de Freud qui voyage vers Londres, vers l’ombre de la mort ; celles de Joyce à Dublin (avec un dromadaire) ; celles d’Antonio Tabucchi (et tu ne peux pas voir sa bouche), celles de Hermann Hesse très sévères, près du lac… Lorsque Pascal Quignard découvre son portrait dessiné par Adami, il a une joie enfantine et s’étonne : « Il n’a pas oublié les lunettes ! » Sur le portrait de Gide, ses lunettes ne sont pas sur son nez ; elles semblent voler (comme un gros insecte) sous le col rigide de sa chemise ; et l’un des verres des lunettes forme la lettre initiale du nom « Gide »… Alors, bésicles, pince-nez, lorgnons, faces-à-main, binocles-ciseaux sont les attributs des lettrés, les talismans, les protections des yeux, les aides… En 1935, dans un hôpital de Lisbonne, Pessoa prononce ses dernières paroles dans son agonie : « Je vous en prie, donnez-moi mes lunettes. »

Autre détail essentiel, autre emblème dans certains portraits… Apparaît la faux, une arme redoutable. Un « autoportrait à la faux » serait aussi un « autoportrait au chiffre 7 ». La faux renvoie à la Mort, à l’arcane XIII des Tarots, à Saturne. Le chiffre 7 est du côté de la Mort (qui est une voisine, qui ronronne) ; il est aussi une espérance, un autre recommencement, une renaissance.

Dans ces portraits, reviennent les grandes lettres hautes, anguleuses de la belle écriture de Valerio Adami. Les noms de Gide, de S. Freud, de Benjamin, le prénom Jacques (Dupin) sont calligraphiés, stylisés, hérissés d’angles et de pointes. Selon Philippe Bonnefis, le nom de Gide « ressemble à un cheval de frise. Tout en crocs, tout en croches, en alènes, en poinçons, en aiguillons, quelle touffe de ronces ! Et je n’oublie pas la couronne d’épines de Pascal Quignard. Un nom est une souffrance ». L’écriture d’Adami est, à la fois, une torture, un tourment, une question, une affirmation, un couronnement, une célébration…

Chaque œuvre de Valerio Adami est un démontage et montage. Il invente les désarticulations et les articulations nouvelles, les écartements et les joints. Un dessin serait (dans une note d’Adami) « un système composé d’éléments aux détails inépuisables, susceptibles de variations infinies, aux limites de l’irrationnel ». Par exemple, Adami représente « un fragment de paysage dans le visage de l’homme ».

Sans cesse, cet artiste dessine, efface, redessine. Il va de surprise en surprise. Il meurt. Il déplace les traits, invente d’autres structures. Les lignes sont continuées ou brisées. Les ellipses, les anamorphoses se tracent. Les lignes sont des rayures, des sillons, des coupures. Pour une scène représentée, se « tisse un filet de lignes et de couleurs pour la pêche aux idées ».

Selon Philippe Bonnefis, le dessin d’Adami est un « sport de combat ». Il peint en 1968 The Ring, un lieu (encore vide) de la boxe. Le dessin serait une lutte contre l’ange. Le dessin serait polémique, stratégique… Plusieurs fois, Adami représente trois personnages, trois « emplois » sur la scène : le preux (Orlando furioso, Roland), la ballerine (Gisèle) et le pugiliste (Cassius Clay). Ou bien, la gomme et les crayons combattent pour créer une pluralité des traits.

Dans les peintures et les dessins d’Adami, les humains, les animaux, les lacs et les collines, les objets se multiplient. En particulier, Adami est (selon Philippe Bonnefis) un « zoolâtre » : amateur de chiens, de chats, de chèvres, amoureux des oiseaux et des poissons, charmeur de serpents, montreur de singes, curieux des chameaux, des éléphants… Dans un portrait, le chat s’approche de Jacques Derrida qui écrit. Ou bien, tu perçois, près de l’écrivain Hermann Hesse le bout de l’oreille d’un autre chat.

Gilbert Lascault

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