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Musique et paroles

Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

Georges Brassens est mort le 29 octobre 1981. Le trentième anniversaire de sa disparition est l’occasion de nombreuses publications. Le présent livre est intéressant en ce qu’il est dédié non à la vie de Brassens mais à ses chansons.
Rémi Jacobs
Jacques Lanfranchi
Brassens - Les Trompettes de la renommée
Georges Brassens est mort le 29 octobre 1981. Le trentième anniversaire de sa disparition est l’occasion de nombreuses publications. Le présent livre est intéressant en ce qu’il est dédié non à la vie de Brassens mais à ses chansons.

La question de savoir si Brassens est davantage un poète qu’un musicien ou l’inverse y est plus d’une fois posée. Question qui peut paraître vaine mais qui permet cependant de se demander, à la lumière de Brassens, ce qu’est une chanson et quels sont les rapports qu’y entretiennent la musique et les paroles.

Tout commence sans doute avec l’indistinction originaire, marquée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues, de la musique et de la langue. La voix s’en est peu à peu détachée et, à l’instar d’autres organes, elle se caractérise par un dédoublement fonctionnel : la voix parle et la voix chante. L’instrument de communication n’a plus grand-chose à voir avec l’instrument de musique, mais comme il s’agit du même organe l’opposition se décline à l’infini. La voix peut être traitée comme un instrument parmi les autres ; seulement, il est « naturel » de faire émettre des paroles à une voix, et les sons qu’on lui confiera seront donc, le plus souvent, les éléments du langage (et non, par exemple, le nom des notes de musique comme dans les classes de solfège). Dans le genre de l’opera seria de l’époque baroque, les arias sont des morceaux purement musicaux où il se trouve que l’instrument soliste est une voix, laquelle endosse donc un texte, pas forcément perceptible d’ailleurs par les auditeurs. Il y a une autre tradition de l’opéra, plus ancienne, où la musique doit se faire la servante des paroles (Monteverdi), impératif qui était déjà celui du chant grégorien.

Les mêmes tendances se rencontrent dans la chanson. Mais, pour des raisons esthétiques et techniques, il est plus rare que la voix y soit d’abord traitée comme un instrument. Il importe que les paroles se fassent entendre. Une certaine indigence les fait parfois s’effacer au profit de la seule musique, mais ce n’est pas vraiment le problème chez Brassens. Voici donc la chanson aux prises avec les deux éléments apparemment irréductibles qui la constituent : un texte, avec la signification qu’il charrie ; une musique, qui va son chemin. Dans le présent livre, les auteurs, sans chercher à faire divorcer les protagonistes, les examinent séparément : I Paroles ; II Musi­ques. On peut, en effet, lire comme des poèmes – de veine populaire, même si y entrent des éléments savants – les textes de Brassens. Et on peut aussi jouer nombre de ses pièces (les jazzmen en témoignent) en faisant abstraction du texte : l’inventivité musicale de Brassens est très grande. Quant à l’unité paroles/musique, elle existe surtout par notre décision de l’instituer : le mariage est surtout affaire de volonté. Entre ceux que le hasard a unis, on cherche, sentimentalement, des affinités. C’est un élément extérieur, pourtant, qui réunit le texte et la musique d’une chanson : le nombre, le mètre, rien d’essentiel, si ce n’est par là le souvenir d’une naissance conjointe, celle de la poésie et de la chanson.

Comment Brassens composait-il une chanson ? Chez lui, le texte, premier chronologiquement, fait l’objet d’une mise en musique. Brassens essayait plusieurs musiques et conservait celle qui lui semblait le mieux tenir la route. En ce sens, la musique est au service d’un texte préexistant. Mais la musique, c’est sa nature, embrasse tout sur son passage : elle absorbe le texte et confère à une chanson son atmosphère. Comme lorsque nous écoutons les mots que prononce quelqu’un et qu’en même temps (que nous le sentions ou pas) c’est toute sa personne qui nous emporte. Prenons, par exemple, La Non-demande en mariage. Le texte célèbre l’amour libéré de la cohabitation, rien qui appelle spécialement la gravité que la musique donne à cette très belle chanson. De même, Les Amours d’antan naissent d’un texte teinté d’une nostalgie légère mais la musique enveloppe la chanson d’une profonde mélancolie. En bref, les chansons sont des œuvres musicales.

Nous n’en avons pas fini tout de même avec l’ambivalence. Bien qu’il lui soit arrivé de dire que le texte était avant tout le moyen de mémoriser la mélodie, Brassens désirait que la musique d’une chanson (comme, disait-il, celle d’un film) se fasse peu remarquer : « Il faut que mes chansons aient l’air d’être parlées. » Pour les auteurs du livre, La Religieuse, par exemple, « c’est avant tout un texte auquel la musique ne doit pas faire d’ombre ». Dès lors, l’oreille se dédouble : on écoute les paroles, on continue d’entendre la musique. En tout cas, l’intelligibilité du texte est essentielle, et si on a critiqué la monotonie des chansons de Brassens, c’est parce qu’il a tenu à ce qu’une instrumentation uniforme (une voix, une ou deux guitares, une contrebasse) ne nous détourne pas de leurs paroles. Ainsi s’est-il forgé un son bien à lui, avec ce « grain de la voix » dont parle Barthes.

Il n’y a pas que le mètre et l’arbitraire qui réunissent le texte et la musique d’une chanson. Il serait absurde de prétendre que n’importe quelle musique peut s’adapter à n’importe quelles paroles. Il y a bien une question d’adéquation, elle s’explique par l’existence de propriétés expressives dans la musique, qui ne peuvent (à moins d’ironie, bien sûr) aller à l’encontre de celles du texte considéré. Brassens a pu appliquer la même musique à La Prière (texte de Francis Jammes) et à Il n’y a pas d’amour heureux (Aragon) parce que la tonalité (pas au sens musical) de ces deux poèmes est assez proche. Ce n’est pas seulement leur enrégimentement commun sous l’alexandrin qui a autorisé ce « doublon ».

L’exigence d’adéquation est indéniable, mais elle ne va pas forcément très loin : elle se borne à exclure l’incompatibilité d’humeur. La joie des Copains d’abord est due à la musique certes mais on imagine mal que le texte ait pu engendrer une musique sombre. Peut-être les propriétés expressives se réduisent-elles, sous le rapport de l’adéquation texte/musique, à quelques grandes « humeurs » : la joie, le côté entraînant, la gravité, l’affliction… On peut s’amuser pour les textes qui ont un mètre commun (alexandrin, octosyllabe) à les chanter sur des musiques qui ne leur ont pas été destinées. Et on voit ce que ça donne.

Un jour à la Radio, lors d’une discussion qui l’opposait à Guy Béart, Brassens a défendu la primauté de la musique dans une chanson : elle lui donne son climat particulier. Deux musiques sur le même texte – deux chansons donc –, c’est un peu comme deux êtres qui évolueraient dans le même décor, prononceraient peut-être les mêmes mots, mais dont les mondes seraient pourtant différents.

Thierry Laisney