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Quelques pas dans l’univers de Kiefer

Article publié dans le n°1145 (16 févr. 2016) de Quinzaines

EXPOSITION
ANSELM KIEFER
Centre Georges-Pompidou
Du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016

- Nous sommes incapables de nous taire.- C’est vrai, nous sommes intarissables.- C’est pour ne pas penser.- C’est pour ne pas entendre.

- Nous sommes incapables de nous taire.
- C’est vrai, nous sommes intarissables.
- C’est pour ne pas penser.
- C’est pour ne pas entendre.
- Toutes les voix mortes.
- Ça fait un bruit d’ailes.
- De feuilles
- De sable
- De feuilles.

SILENCE

- Elles parlent toutes en même temps.
- Chacune à part soi.

SILENCE

- Plutôt elles chuchotent.
- Elles murmurent.
- Elles bruissent.
- Elles murmurent

SILENCE

- Il ne leur suffit pas d’avoir vécu.
- Il faut qu’elles en parlent.
- Il ne leur suffit pas d’être mortes.
- Ce n’est pas assez.

SILENCE

- Ça fait un bruit de plumes.
- De feuilles.
- De cendres.
- De feuilles. 

Ainsi, en attendant Godot, Vladimir et Estragon en viennent-ils à dire la raison de leur dialogue : bavarder pour oublier d’entendre les voix mortes. Mais, dans l’œuvre de Kiefer, nul oubli possible. Nul bavardage pour recouvrir les murmures, les chuchotements, les bruissements d’ailes, de plumes, de feuilles, de cendres, de sable. Car les voix mortes hantent les contrées dévastées à perte de vue, les immenses plaines recouvertes de cendres. « Il ne leur suffit pas d’être mortes » : ces voix exigent de faire entendre leurs murmures et leurs bruissements, au-delà du silence de plomb.

L’écriture elle-même a été anéantie : grands ouverts, les livres démontrent que tout récit est devenu impossible. La narration de cette destruction impensable s’est elle-même calcinée et broyée. Il en résulte cette matière faite de charbons, de sables, de pigments noirs, qui recouvre lourdement chaque page : mille incendies ont superposé leurs cendres et leurs débris pulvérisés… En se penchant sur les doubles pages, sur les intérieurs des anciens ouvrages exposés là, on voudrait pouvoir deviner une trace de ce que fut un livre : une lettre encore lisible, un signe de ponctuation qui transparaîtrait. Mais l’épaisseur inouïe de cette matière si noire, malaxée en des gestes violents, ne laisse rien espérer ; elle nous étreint de la certitude d’un anéantissement irrémédiable. Seule subsiste la marque féroce de la fournaise. En écho, la phrase de Heinrich Heine (citée par le catalogue de l’exposition) : « Ceci n’est qu’un prélude. Là où l’on brûle les livres, on finit aussi par brûler des hommes », nous introduit dans l’univers de Kiefer.

Kiefer est né en 1945, dans l’Allemagne en ruines, désintégrée par le déchaînement monstrueux dont la faute ne peut être rejetée sur quiconque, sinon sur sa patrie. Cette circonstance interdit toute forme d’échappatoire, ou toute projection sur autrui de cette responsabilité qui, de fait, appartient à toute l’humanité. 

De quelle façon la vie personnelle de cet enfant, Anselm Kiefer, se noua-t-elle à l’Histoire « avec sa grande H », (selon l’expression de Perec), il serait selon moi hors de propos de nous y intéresser ; si tant est que nous disposions d’éléments suffisants pour étayer une quelconque étude se prétendant « psychopathologique » de cet homme, la puissance de l’œuvre de l’artiste nous porte bien au-delà de toute « explication » psychologisante ou sociologisante, nécessairement réductrice. Ce serait dérobade devant le roc de l’effroi, auquel le peintre s’affronte. Kiefer peint la brutalité de cet héritage insensé, qui déroute la capacité de penser : nul ne peut l’esquiver, fût-ce par les discours les plus savants. Sauvagement pétrie par le retour omniprésent du crime – et le silence qui veut le recouvrir –, cette œuvre pourrait accompagner l’interrogation de Hamlet au spectre : 

« Voici l’heure sorcière de la nuit
où les cimetières baillent
et l’enfer lui-même souffle
sa contagion sur ce monde. […]
Que signifie que toi, corps mort,
tu reviennes sous la lune pâle,
rendant la nuit hideuse,
et nous, jouets de la nature,
tu nous agites atrocement
avec des pensées qui dépassent notre âme ». 

Oui, c’est à une telle énigme insondable, qui « agite atrocement » et « qui dépasse notre âme » que nous confronte – et se confronte – Kiefer. « Comment vivre avec cette destruction en nous, comment vivre avec la dévastation déjà accomplie en héritage ? Pourquoi le Mal ? Qu’est-ce que l’humanité ? » : maladroites tentatives pour formuler cette énigme que l’art de Kiefer hisse à son universalité, et qui transcende radicalement les raisons singulières de chacun d’être hanté par cette page noire de notre Histoire. Les motivations intimes de Kiefer existent sans doute, mais l’œuvre les subvertit : le silence effroyable, la boue et la cendre envahissent l’horizon, sur des formats monumentaux. Nous entrons dans ces paysages infinis, détruits, labourés par la mort. S’imposent « les voix des morts », la présence et la puissance de ces voix définitivement tues.

À la démesure du cataclysme, répond la démesure des formats : à perte de vue s’étend la plaine ravagée. Nous pourrions marcher sans fin vers l’horizon de plomb, sur ce sol furieusement défoncé et retourné, comme jeté sur son support puis travaillé brutalement – torturé – dans des épaisseurs et des épaisseurs de matériaux divers (huile, émulsion acrylique, shellac et livres brûlés) : « Pour Paul Celan, fleur de cendre », immense œuvre (au double sens du terme : 330 sur 760 cm !), se porte puissamment au regard ; elle écrase, elle sidère. L’étendue de destruction couverte de cendres et de silence n’est pas seulement désolation, spectacle sinistre de l’anéantissement : elle actualise – par la violence des gestes qui l’ont façonnée – la barbarie qui laboure le monde. Striée par les rails noirs des trains roulant vers les camps (thématique souvent reprise dans l’œuvre du peintre), la plaine qui a vu l’enfance d’Anselm Kiefer est hérissée de livres calcinés qui se dressent, çà et là, hors du paysage : ils sortent de la toile, se tendent littéralement vers le spectateur, comme des cris immobiles, pleins de « noirceur murie », leurs pages consumées prêtes à se désagréger. N’y a-t-il plus de mots ? 

« Je suis seul, écrit Paul Celan dans ce poème choisi par Kiefer pour donner titre à cette œuvre, je mets la fleur de cendre / dans le verre rempli de noirceur mûrie. Bouche sœur, / tu prononces un mot qui survit devant les fenêtres, / et sans bruit, le long de moi, grimpe ce que je rêvais ». Dans ces contrées balayées par l’effroi, survit un mot, prononcé par la bouche sœur : le mot « art » sans doute, ou le mot « vie », ou le mot « beauté ». Ce mot qui survit permet-il la vie aux petites pousses perçant au travers des neiges et des cendres boueuses ?

Annie Franck

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