Entretien avec Didier Debaise et Pierre Montebello
La vivacité, l’audace éditoriale des Presses du réel, spécialisées dans les domaines de l’art, de l’esthétique, s’enrichit désormais de la création des collections philosophiques « Drama » et « Intercession », dirigées par les philosophes Didier Debaise et Pierre Montebello.
Véronique Bergen : Didier Debaise, on connaît vos ouvrages sur Whitehead, vos recherches autour de William James, de la philosophie spéculative contemporaine ; Pierre Montebello, vos travaux sur Nietzsche, Bergson, Deleuze. Vous avez fondé et vous dirigez les collections philosophiques « Drama » et « Intercession » aux Presses du réel. Quelles sont les lignes de pensée esthétiques, politiques, métaphysiques, qui sous-tendent ces collections ? Comment caractériseriez-vous leur singularité au sein du paysage éditorial actuel en philosophie ? Et pourquoi « Drama », qui a une connotation de mise en scène, de dramaturgie au sens de Nietzsche et de Deleuze ? Dans « Intercession », on entend les intercesseurs chers à Deleuze…
Didier Debaise et Pierre Montebello : Les deux collections, « Drama » et « Intercession », bien que distinctes par le type d’ouvrages que nous envisageons d’y publier, sont profondément liées. Nous avons appelé la première « Drama » en écho à ce que Deleuze appelait la dramatisation, c’est-à-dire la manière par laquelle on dramatise une situation, une pensée, un concept, une proposition, ou même une théorie. C’est un sens particulier des événements : quelque chose se passe, comment arriverons-nous à lui donner son maximum d’importance et de nécessité ? Nous ne voyons pas dans la pensée spéculative un exercice de connaissance, ni une décision philosophique qui viendrait fonder l’expérience, mais le lieu d’une intensification qui marque la nécessité des changements ayant cours dans le monde actuel. C’est aussi la raison pour laquelle nous accordons beaucoup d’importance à la capacité d’articulation des propositions spéculatives, à la façon dont elles relayent des pensées collectives, propagent des changements opérés dans des disciplines telles que l’anthropologie ou l’éthologie.
Comme le constatait Foucault, la figure de l’intellectuel qui entend énoncer une vérité sur le fond d’une décision philosophique appartient heureusement à une époque révolue. Elle réapparaît pourtant aujourd’hui sous de nouvelles formes dans le paysage éditorial philosophique, par la résurgence de signatures individuelles qui prétendent être porteuses de nouvelles propositions ontologiques, censées apportées de nouvelles fondations par de pures constructions formelles et par l’unique décision d’un penseur solitaire. Elle correspond aussi à un nouveau marché, parfois inspiré du monde de l’art contemporain, qui trouve dans ces gestes et ces décisions les conditions d’identification de l’acte créateur, au détriment des nécessités dont il devrait dériver.
Pour « Drama », ce qui nous intéresse, au contraire, ce sont des propositions qui se font l’écho de pratiques, de pensées collectives, de nouveaux agencements sociaux et politiques, et qui trouvent dans la pensée spéculative des outils pour en intensifier les nécessités et pour contribuer à l’émergence de nouveaux possibles. La collection « Intercession » la complète en mettant en évidence des outils conceptuels, des héritages, des métaphysiques restés pour un temps minoritaires. Nous avons choisi de l’appeler « Intercession » car nous voulions mettre en évidence l’acte d’intercéder en faveur d’une œuvre qui serait tombée dans l’oubli ou qui n’aurait pas eu les effets escomptés, mais qui pourrait retrouver aujourd’hui une nouvelle actualité, qui offrirait, liées peut-être justement au décalage qu’elle produisait à une époque, de nouvelles possibilités de penser. Ainsi, outre un volume sur Whitehead et un autre, à paraître prochainement, dû à Isabelle Stengers, nous avons des volumes en cours sur Tarde (par Viveiros de Castro), sur William James, sur Von Uexküll. La contrainte qui anime ces portraits philosophiques pourrait être formulée en une maxime : dire pourquoi ici et maintenant.
V. B. : Quels sont les enjeux contemporains qu’il vous semble urgent de déployer dans le champ philosophique ? Si l’on radiographie des séquences conceptuelles à l’intérieur de l’épistémè contemporaine, pour reprendre un terme de Foucault, quelles seraient les tendances actuelles et leurs spécificités ?
D. D. et P. M. : Peut-être l’expression « épistémè contemporaine » n’est-elle pas la plus appropriée ici. Ce qui nous intéresse en ce qui concerne les projets de publication, ce sont plutôt les manières par lesquelles sont nommés, intensifiés et articulés des changements d’époque. On peut certainement en identifier quelques-unes. Ainsi, par exemple, il est évident que ce qu’Isabelle Stengers nomme, dans Le Temps des catastrophes, l’« intrusion de Gaïa » est certainement l’une des obsessions qui habitent notre projet éditorial. À quelle nouvelle époque de la nature, à l’intersection de quelles nouvelles écologies (sociales, environnementales et esthétiques), nous situons-nous aujourd’hui ? Aucun projet philosophique ne peut prétendre en établir les contours ni en anticiper les formes. Mais, à nouveau, nous pensons qu’il existe un certain nombre de projets dans l’histoire de la philosophie qui fournissent des outils conceptuels pouvant être réengagés dans ces situations. Nous pensons à des projets aussi hétérogènes que ceux de Tarde, du pragmatisme, de Whitehead, de Ruyer, de Souriau, de Simondon, de Deleuze et Guattari, ou encore, plus récemment, de Latour et de Haraway. Cette liste ne correspond évidemment qu’à ce qui nous paraît évident, mais c’est tout le sens d’une collection comme « Intercession » que d’y introduire de nouveaux éléments. Et ces projets ne peuvent être détachés d’une véritable scène collective qui se déploie aujourd’hui et dans laquelle la philosophie occupe une position d’allié à côté d’autres pratiques. Il en est ainsi des travaux d’Abram, de S. F. Gilbert, de Van Dooren, de Tsing, etc.
Ensuite, un autre axe, mais qui est de plus en plus profondément lié au précédent, c’est celui des nouvelles orientations de l’anthropologie, ses tournants ontologiques ou métaphysiques. Il est devenu absolument évident que la multiplicité des manières d’habiter la terre ne peut plus être circonscrite à l’intérieur des grands partages entre la réalité et la croyance, l’être et la représentation, nous et les autres. La « nature » des modernes devient l’objet d’une répartition parmi d’autres, sans pour autant perdre la singularité de son invention. C’est à nouveau une nouvelle scène qui nous intéresse, sous sa forme problématique : comment composer un monde sur des bases profondément pluralistes ? Ne risquons-nous pas de réintroduire les gestes les plus modernistes lorsque nous cherchons à l’établir à partir d’une cartographie générale des modes de répartition entre nature et culture à travers le monde ? Comment redonner, au contraire, de la place à la multiplicité des manières d’habiter la terre ?
Cela nous amène à un troisième axe. La pensée spéculative, selon nous, ne peut plus prétendre être un discours purement rationnel et argumentatif, fondateur des principes généraux à l’œuvre dans l’expérience. Elle relève d’autres régimes de connaissance, d’autres exercices de pensée. C’est un nouveau rapport à l’imagination, à la fiction et aux fabulations qui aujourd’hui peut lui redonner de la consistance.
V. B. : Pouvez-vous précisément définir l’attention que vous portez tous deux à la dimension spéculative de la pensée ?
D. D. et P. M. : La pensée spéculative a souvent été, à tort, identifiée à une pensée abstraite et générale, comme si la pensée détachée de ses ancrages empiriques se perdait dans des délires formels. Bien au contraire, pour notre part, nous voyons d’abord dans la pensée spéculative un acte de résistance contre toutes les limites qui sont portées a priori à la pensée. Historiquement, on peut situer l’acte de naissance de la pensée spéculative dans un moment de résistance face à la mise en ordre des savoirs tels qu’ils vont marquer la pensée contemporaine : délimitations des conditions de légitimité d’un savoir, répartitions des registres d’expérience (épistémologiques, axiologiques, politiques), limites a priori de l’exercice légitime des facultés (sensibilité, imagination et raison). Cette mise en ordre des savoirs a eu des effets désastreux, en opérant des répartitions artificielles des êtres, entre ceux qui appartiendraient à la nature, à la politique, à la connaissance ou à l’esthétique, et en les liant à des disciplines dont les contours devaient être fixés une fois pour toutes selon leurs objets et leurs méthodes. Face à cette mise en ordre des savoirs et de l’expérience, la philosophie spéculative entendait affirmer que la pensée ne s’exerce justement que là où elle est a priori illégitime, toujours au-delà d’elle-même, dans l’excédent de chaque faculté, dans les interstices des domaines de l’expérience, dans les zones hybrides entre le physique et le vital, le politique et le naturel, etc.
C’est cet acte de résistance qu’il convient de toujours réactualiser, tant les nouvelles formes de répartition et les nouvelles limites posées à la pensée ne cessent de se reproduire. Il nous paraît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les transformations de l’expérience, transformations écologiques, politiques, éthologiques et anthropologiques, obligent à sortir des cadres et des catégories qui formaient les champs de savoir traditionnellement. Les collections que nous avons fondées entendent explorer ces lieux hybrides et interstitiels, entre l’anthropologie et la philosophie, l’ontologie et l’esthétique, l’éthologie et la morale, attachés à des êtres a priori inassignables.
Ensuite, la pensée spéculative nous intéresse par l’importance qu’elle entend donner aux « possibles » de l’expérience, à l’imagination qui la porte à s’intéresser à ce qui, sans être déjà constitué, pourrait advenir. Nous nous intéressons à la manière par laquelle un sens du possible, de ce qui « aurait pu » ou « pourrait être », est proposé dans des situations particulières. Comment redonner un nouveau sens des possibles dans des moments de sidération face aux métamorphoses écologiques et à la réduction des possibilités de vie dans des situations d’exception et de terreur sociales et politiques ? La question des possibles ne se pose jamais a priori et en général ; elle ne peut être que située dans un moment particulier, trouvant dans une situation singulière ses propres nécessités. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons détacher la pensée spéculative d’un sens empiriste ou pragmatiste : quel possible dans quelle situation en train de se faire ?
Citons, dans la collection « Drama », les ouvrages Gestes spéculatifs (édité par Didier Debaise et Isabelle Stengers), L’Autre Métaphysique et Métaphysiques cosmomorphes : La fin du monde humain, de Pierre Montebello ; dans la collection « Intercession », L’Appât des possibles : Reprise de Whitehead, de Didier Debaise, et Philosophie des abstractions, d’Isabelle Stengers (à paraître).