Je partirai de l’échange entre Dominique Cardon et Antonio Casilli, publié par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en 2015, sous le titre Qu’est-ce que le Digital Labor ? Pour élargir progressivement à ce qu’on peut appeler, à tort et à raison, la « société du numérique », car on ne peut quand même pas aller jusqu’à une « société numérique », laquelle aurait de fortes chances de devenir une société d’illettrés.
Travail aliénant et travail créateur
L’INA a lancé une série de débats, depuis quelques années, au sujet de la « transition numérique », à l’instar de la « transition écologique », de la « transition énergétique », sans oublier la « transition climatique ». Ces débats font la part belle aux propos « révolutionnaires » anarchisants et/ou écologisants et à la poussée planétaire vers l’extension de techniques informatiques et télématiques qu’on finit – réclame industrielle aidant – par appeler LA technologie comme si les autres systèmes techniques étaient archaïques ou insignifiants.
Pour Antonio Casilli – sous le titre « Travail, technologies, conflictualités » –, le Digital Labor est la « subsomption du social sous le marchand », la « captation de la valeur par le capitalisme ». Il ne croit pas trop aux « foules intelligentes » et aux logiques du don/contre-don. Il pense notamment aux « travailleurs qui s’ignorent » (les utilisateurs du Web, voire les clients des banques), au « travail en miettes » (plateformes, centres de Big Data), sans oublier l’aliénation volontaire produite par la fourniture gratuite de données personnelles, sous prétexte d’économie collaborative. Les nouveaux prolétaires ne servent plus des machines mais des algorithmes. On voit donc surgir un « cybertariat », un « nouveau Tiers État », au service du « capitalisme cognitif », mobilisant non seulement une « force » mais aussi des intérêts et des affects. Ce nouveau prolétariat est exploité et « heureux ». Pourtant, tous ne sont pas dupes, puisqu’il existe des demandes de compensations financières, par exemple de 25 000 citoyens contre Facebook en 2014. On pourrait élargir, mentionne l’auteur, en proposant un revenu de base compensatoire pour le Digital Labor, en tant que mesure équitable, redistributive.
Dominique Cardon – « Internet par gros temps » – commence par s’étonner que les références intellectuelles des pionniers de l’Internet soient passées de Deleuze à Adorno, ce qu’il qualifie de « saut improbable ». Son propos est de comprendre « comment s’est transformé l’espace des discours possibles », sous l’effet des « conditions de production des énoncés intellectuels ». Pour lui, on est passé d’une critique interne à une critique externe et le discoureur « ne parle plus avec les internautes, mais au-dessus d’eux ». Il constate aussi un « abaissement progressif des contraintes cognitives » et morales, car « les nouveaux publics mélangent authenticité et calcul », ainsi qu’une démocratie très primaire (« liker » et « partager »). Cependant, ces marchands ont fait plus pour « la démocratisation de la démographie des usages que les communautés historiques ». C’est ainsi qu’on ne peut pas se contenter de critiquer les productions des plateformes (GAFA)1 car elles offrent un réel service procédural s’il n’est pas substantiel2. Cardon se demande également si les internautes doivent être rémunérés. Il questionne alors la notion de « travail créateur », qui n’est pas forcément monétarisé, car il repose sur des « motivations intrinsèques » et pratique un « faire non finalisé » afin que ce faire puisse « proliférer ». Suit un long plaidoyer pour la multiplicité des « faire », rapportée à la diversité des usages. « Les enjeux de calcul, de réputation, de visibilité, de fabrication du commun ne sont pas extérieurs aux activités des internautes. » Il faudrait mieux les décrire pour éviter « l’économisme généralisé » –qu’il soit ou non critique – qui les « écrase » sous son discours omniprésent.
Les protagonistes connaissent bien leur sujet. L’un a publié Les Liaisons numériques (Seuil, 2010), l’autre La Démocratie Internet : Promesses et limites (Seuil, 2010). Ils reflètent une bonne partie des débats actuels, avec leurs prégnances – et leurs carences. Car ce qui caractérise une grande partie des réflexions – universitaires incluses – sur le numérique est la faible présence ou l’indigence d’une réflexion proprement technologique, historique, politique et philosophique, ainsi que d’une mise en perspective.
Reprenons ces points un à un.
De la technologique : objets et systèmes
Les « technologies numériques », ou « du numérique », sont traitées comme si elles existaient dans un vide technique. Elles sont pourtant associées aux applications de l’informatique, aux techniques statistiques et aux théories des probabilités et de la calculabilité. On parle d’algorithmes comme si ceux-ci tombaient d’un ciel informatique, alors qu’un algorithme n’est qu’une suite d’instructions bien formées, employées depuis des milliers d’années à divers usages. Les algorithmes peuvent être – à l’instar de la table de multiplication, par exemple – des opérations de machines à calculer, appelées aussi computers ou ordinateurs.
Pour discuter de l’effet d’une technique, il est préférable de distinguer, à la suite de Gilbert Simondon3, éléments, objets et systèmes. Les éléments (diodes, puces, circuits imprimés, etc.) constituent des objets (téléphones, téléviseurs, ordinateurs, etc.) qui font partie d’un ou plusieurs systèmes techniques (transports automobiles, réseaux télématiques, construction et entretien de bâtiments, etc.). Les utilisateurs ordinaires ne connaissent généralement guère les éléments, emploient les objets à leur guise selon leurs talents, et sont pris dans des systèmes techniques sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Il faut alors distinguer les « addictions » aux objets et « l’insertion » dans des systèmes, que ce soit pour les mettre en cause ou en valeur. Or, le plus souvent cette distinction manque. De même que sont confondus « utilisateurs » (pour lesquels l’objet est une boîte noire) et les « usagers » qui savent ou savent moins (mais jamais tout, même s’ils sont « polytechniciens ») de quoi est fait l’objet et quelles sont ses performances possibles. C’est ainsi que les utilisateurs – et parfois malheureusement les médiateurs, voire les concepteurs – parlent de « LA technologie », en lieu et place des « technologies de l’information » ou, ce qui serait plus exact, des « techniques d’information ». D’où des discussions absurdes sur les bienfaits et méfaits « du numérique » en général.
Ces erreurs d’appréciation et de perspective sont corrigées lorsqu’on relie les débats sur le numérique à ceux – pour rester dans des domaines proches – sur les livres imprimés et la presse écrite, les sondages d’opinion et les débats publics, les médias audiovisuels et les arts du spectacle, etc., lesquels sont loin d’être épuisés, les débats sur le numérique ne faisant que les moduler ou les compliquer. En effet, se posent dans tous ces cas des questions relatives au « niveau culturel », à la qualité de l’information et notamment à la fiabilité des sources, à la toxicité éventuelle des idées colportées, aux effets bénéfiques et maléfiques du « transfert des idées », aux problèmes de traduction (sur Internet, on continue à lire et écrire dans sa langue ; presque personne n’emploie les traductions automatiques), à ceux de viol de l’intimité (entrante et sortante si je puis dire : intrusion et extrusion forcées), à ceux de l’évanescence des informations, etc.
Anthropologie historique et philosophique
D’une manière similaire, et liée à ce qui précède, la genèse et l’historicité (la réflexion sur la genèse) sont soit trop rapidement évoquées soit laissées dans l’ombre. L’histoire des réseaux d’information n’est pourtant pas celle d’un développement linéaire de techniques ou de la montée d’une marée (qui ne redescendrait pas ?). Elle est « partie prenante » de combats et de modifications de tous ordres dans l’appropriation d’usages, de croyances et de mœurs… sur toute la planète. La « nouveauté » de la nouveauté ne doit pas effacer l’héritage.
Philosophiquement, la confusion entre œuvre et travail – manifeste dans le débat ci-dessus et fort répandue – est source d’erreurs de jugements ou d’oppositions factices. L’ouvrage, l’œuvre, le « faire » sont centrés sur le processus de création, sur la non-consommation de l’objet, sur la recréation par les utilisateurs et leur initiation au processus de fabrication. Le travail – la production, la distribution et la consommation – est centré sur la transformation de la matière/énergie/information afin de satisfaire les besoins vitaux (y compris culturels, bien sûr). Il faut y ajouter un troisième terme, l’action, en tant qu’elle est la relation directe entre les hommes, lien social au sens strict, même si elle s’appuie sur des moyens techniques et nécessite du travail. Il s’agit du monde social et politique – et des règles de droit qu’il produit et observe –, dont les enjeux déterminent le travail et l’œuvre plus qu’ils ne sont modifiés par eux4. Ainsi, on peut à la fois, par exemple – sans illogisme et sans contradiction politique ou économique –, dénoncer les abus (cybertariat) du travail lié au numérique et énoncer les ouvertures possibles (diversité des usages) de celui-ci.
Enfin – mise en perspective –, l’accès, les usages, les abus et les bienfaits de l’univers numérique (lequel est « en construction ») ne pèsent pas plus dans la vie quotidienne de la plupart des gens que ceux d’autres ressources (énergie, eau, air, êtres vivants, etc.), moyens (habitat, transports, etc.), services (éducation, santé, etc.). Les objets et systèmes numériques les modifient, certes, par l’augmentation de la fluidité, de la vitesse d’exécution, et par suite la perception que nous en avons, mais ils n’en changent pas l’essentiel ou la nature… sauf s’ils parvenaient, avec d’autres systèmes techniques, à nous transformer en post-humains.
1. Google, Apple, Facebook, Amazon, considérés comme les « géants » du Web.
2. Ce qui signifie qu’elles proposent des procédures, procédés, processus, etc., et non les « choses mêmes », l’essentiel, etc.
3. Du mode d’existence des objets techniques (1958), Aubier, 2012 ; Sur la technique, Puf, 2014 ; Gilbert Simondon ou l’invention du futur, colloque de Cerisy (2013), sous la direction de Vincent Bontemps, Klincksieck, 2016. On pense aussi à André Leroi-Gourhan, Lewis Mumford, Jacques Ellul. Et même à Karl Marx.
4. Sur ce point, on peut commencer par Aristote, et continuer avec Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1953, et Jürgen Habermas. Et par des anthropologues tels que Franz Boas, Claude Lévi-Strauss, Clifford Geertz.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)