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Article publié dans le n°1120 (16 janv. 2015) de Quinzaines

La disparition de René Vautier, le 4 janvier dernier, donne à cette chronique un sens différent : il ne s’agit plus d’un coup de chapeau au vieux lion révolté dont les crocs étaient loin d’être usés, mais d’un hommage ultime à un combattant, jamais apaisé par six décennies de luttes. Puisque, après l’avoir tant ignoré, les médias lui tressent aujourd’hui des couronnes, souhaitons que son dernier film, Histoires d’images, images d’Histoire, réalisé en 2014 avec sa fille Moïra Chappedelaine-Vautier, trouve un accueil plus large que la diffusion militante qui fut si longtemps le lot de son auteur.

 

RENE VAUTIER EN ALGERIE

15 fims de René Vautier, 1954-1988

Coffret 4 DVD, les Mutins de Pangée

La disparition de René Vautier, le 4 janvier dernier, donne à cette chronique un sens différent : il ne s’agit plus d’un coup de chapeau au vieux lion révolté dont les crocs étaient loin d’être usés, mais d’un hommage ultime à un combattant, jamais apaisé par six décennies de luttes. Puisque, après l’avoir tant ignoré, les médias lui tressent aujourd’hui des couronnes, souhaitons que son dernier film, Histoires d’images, images d’Histoire, réalisé en 2014 avec sa fille Moïra Chappedelaine-Vautier, trouve un accueil plus large que la diffusion militante qui fut si longtemps le lot de son auteur.

Diffusion militante qu’il ne considérait pas comme une malédiction. Quand on filme les ouvriers en grève de l’usine Caravelair (Quand tu disais, Valéry, 1975) ou les séquelles du naufrage de l’Amoco Cadiz (Marée noire, colère rouge, 1978), on sait que le public concerné ne se comptera pas par millions d’unités. Le cinéma de témoignage et d’intervention directe a ses lois, qui ont longtemps été celles d’un ghetto. Vautier savait que seule la fiction lui permettrait de toucher plus large – tels Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) ou La Folle de Toujane (1974), ses rares titres, parmi les cent quatre-vingts recensés, à avoir connu une exploitation « normale ». Mais l’essentiel était pour lui de rendre compte : des guerres coloniales, de la lutte des femmes, de la pollution, de l’apartheid, de la torture, du danger nucléaire, en bref, de tout ce qui vous fait enrager quand on possède une certaine idée de sa place dans le monde.

Un engagement souscrit très tôt, encore lycéen, dans la Résistance, relancé, après deux années à l’Idhec, par sa découverte des pratiques de la colonisation, à la faveur d’un documentaire commandé par la Ligue de l’enseignement sur les « villageois de l’Afrique occidentale française », cette grande étendue rose sur nos anciennes cartes de géographie. Il en revient avec un brûlot de vingt minutes, Afrique 50, sitôt interdit, pour lequel il écope même d’un an de prison, pour avoir tourné sans autorisation en Haute-Volta. Il faut dire que, durant les années cinquante et soixante, Indochine + Algérie + réarmement moral gaullien, les ciseaux d’Anastasie n’avaient pas l’occasion de rouiller. Les statues meurent aussi, de Resnais et Marker à peine interdit, Vautier se voit accuser d’atteinte à la sûreté intérieure pour avoir réalisé Une nation, l’Algérie (1954) au moment où éclatait l’insurrection. Le film semble avoir disparu, puisqu’il n’est pas repris dans les quinze titres du coffret. En tout cas, il est déterminant pour l’itinéraire du cinéaste : celui-ci passe alors en Tunisie, tout juste indépendante, y réalise plusieurs courts métrages – dont Les Anneaux d’or (1956), premier des films ici réédités, fiction où l’on voit apparaître, quelques secondes, une adolescente éblouissante qui deviendra Claudia Cardinale – puis franchit la frontière et rejoint les maquis du FLN, armé de sa seule caméra.

Alors que le Service cinéma des armées alimente en images les Actualités françaises et multiplie les films d’instruction (QL n° 1 004), les scènes tournées par Vautier sont les seules qui montrent les combattants algériens en action ; elles nourriront son premier film de terrain, Algérie en flammes (1958), dont les copies en dix-sept langues parcourront la planète, France exceptée, évidemment. On les retrouvera dans les autres documentaires qu’il signera après la guerre, Peuple en marche (1963, premier film algérien de l’Histoire) et, vingt-deux ans plus tard, Déjà le sang de mai ensemençait novembre et Guerre aux images en Algérie, mises en perspective dans lesquelles interviendront des témoins de l’époque, Roland Bacri ou Germaine Tillion. Le premier des deux longs métrages est une fort utile présentation de l’Algérie d’avant la conquête, loin de la mythologie d’un pays barbare et inculte propagée par les chantres de la colonisation, et Kateb Yacine y raconte, images à l’appui (celles que Philippe Monnier et Yves Courrière utiliseront en 1972 dans La Guerre d’Algérie, QL n°1 053), les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, ineffaçable souvenir de jeunesse.

La participation de Vautier au maquis algérien n’est pas sans nuages : non seulement la balle qu’il reçoit un jour dans sa caméra la fait exploser et, seul cinéaste à avoir littéralement le cinéma dans la peau, il en gardera jusqu’au bout un morceau dans le crâne, mais encore, sur la foi de rumeurs selon lesquelles il serait un agent double, rumeurs lancées par les services secrets hexagonaux, il se voit embastillé par les maquisards et passe deux ans en prison. Peut-être fut-ce une chance pour lui : capturé par les militaires français, il aurait sans doute disparu lors d’une « corvée de bois », comme bien d’autres. Libéré en 1960, il repasse en Tunisie, où il tourne avec Yann Le Masson – notamment le fameux J’ai huit ans (1961), inclus dans le coffret – et, après mars 1962, pas rancunier et sachant accompagner le courant de l’Histoire, crée le Centre audiovisuel d’Alger, organisant la production du nouveau cinéma algérien, qui verra éclore Mohamed Lakhdar-Hamina, future Palme d’Or.

S’il quitte l’Algérie en 1966, c’est pour un autre combat, la création de l’Unité de production cinématographique de Bretagne. Durant sa douzaine d’années d’existence, celle-ci lui permettra, outre le tournage de films « au pays », de revenir sur l’Algérie, à travers des courts métrages (Les Ajoncs, Les Trois Cousins, 1970) ou des longs, dont Avoir vingt ans dans les Aurès (1972), première œuvre française de fiction traitant directement de la guerre. Après dix ans, les plaies n’étaient pas cicatrisées, et le film, prix de la Critique internationale à Cannes, connut une exploitation contrastée – avec, si on se souvient bien, un attentat à la bombe dans une salle parisienne – et suscita quelques réactions du côté militaire, certains y voyant une « apologie de la désertion », ce que le film n’était pas, la reprise de l’histoire de Noël Favrelière, qui déserta en 1956 avec son prisonnier plutôt que de l’exécuter, n’en étant qu’un des éléments. Le reste, une semaine du quotidien d’un commando de chasse, constitué de Bretons fortes têtes et d’un lieutenant baroudeur, au moment du putsch d’avril 1961, s’appuyait sur un travail préalable impeccable (huit cents heures d’entretiens avec d’anciens appelés) et ne prêtait guère à contestation ; mais la justesse des acteurs (Philippe Léotard, Jean-Michel Ribes, Alexandre Arcady, tous des presque débutants), leur parler vrai et la reconstitution exacte des conditions du crapahut – Vautier n’avait pas besoin de conseiller militaire – portaient de même la dénonciation. Des bidasses de base, violeurs à l’occasion ou tortionnaires de hasard, quoique capables parfois d’un sursaut de conscience – il y avait là de quoi faire souffrir les amateurs de l’imagerie héroïque et des valeurs nationales.

Même si d’autres luttes mobilisent Vautier – l’Afrique du Sud, avec son remarquable Frontline (1976), également dans le coffret –, l’Algérie qu’il a connue demeure au premier plan : il revient sur la genèse de l’insurrection (La Nuit du dernier recours, 1984, non réédité), signe en 1985 les deux documentaires déjà cités et tourne À propos de l’autre détail (1988), où il fait témoigner, en compagnie de Pierre Vidal-Naquet et de Paul Teitgen, des Algériens ayant jadis expérimenté les méthodes d’interrogation du lieutenant Le Pen, sur lesquelles l’amnistie a jeté un voile pudique. Fin du chapitre entamé trente-cinq ans plus tôt – mais pas fin des engagements : il gardera jusqu’au bout sa caméra haut brandie.

L’époque change, la guerre d’Algérie appartient à un passé que l’on peut manipuler sans esclandre – ainsi, à Béziers, la rue du 19 mars 1962 est devenue rue Hélie de Saint Marc, ex-officier putschiste. Le coffret proposé par Les Mutins de Pangée, courageuse coopérative dont le catalogue (lesmutins.org) recèle bien d’autres perles, arrive à son temps.

Lucien Logette