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S'entendre à diverger

Article publié dans le n°1029 (01 janv. 2011) de Quinzaines

 On pourrait croire que la lecture d’un philosophe est d’autant plus satisfaisante qu’on y trouve clairement formulée une idée que l’on avait eue soi-même sans parvenir à la dégager de sa confusion. Il arrive qu’à l’inverse le plaisir vienne de la divergence. Encore faut-il que celle-ci soit fondée sur un accord fondamental. Que l’on parle de la même chose, quitte à en dire tout autre chose.
Jean-Louis Chrétien
Reconnaissances philosophiques
 On pourrait croire que la lecture d’un philosophe est d’autant plus satisfaisante qu’on y trouve clairement formulée une idée que l’on avait eue soi-même sans parvenir à la dégager de sa confusion. Il arrive qu’à l’inverse le plaisir vienne de la divergence. Encore faut-il que celle-ci soit fondée sur un accord fondamental. Que l’on parle de la même chose, quitte à en dire tout autre chose.

Jacob Taubes parlait d’un « divergent accord » pour caractériser sa position face à Carl Schmitt, lui le rabbin proche des mouvements de gauche, face au constitutionaliste catholique susceptible de bouffées antisémites, au point de s’être rallié au nazisme lorsque celui-ci prit le pouvoir. La formule peut sembler paradoxale, c’est la position qui l’est : devant celui qui devrait être au plus loin, il arrive que l’on ressente une parenté qui n’est pas de surface.

À quoi tient-elle ? Peut-être au fait que les mots ont le même sens, phénomène qui n’est pas si fréquent, qui est même plutôt rare. On dit couramment que s’entendre sur le sens des mots est une condition essentielle pour pouvoir échanger, dialoguer. On le dit comme s’il suffisait de le vouloir pour le pouvoir. C’est au contraire une chose difficile à obtenir, dont la recherche constitue une large part du travail philosophique. Platon le montre bien, et tout particulièrement dans les dialogues qu’il est convenu de qualifier d’aporétiques parce qu’ils n’aboutissent pas à une conclusion ferme et assurée. Le dialogue platonicien est en lui-même le travail – dans l’acception à laquelle peut songer le fils d’une sage-femme – de clarification du langage, non pour en venir à la déclaration que tel est le vrai sens de tel mot, mais simplement pour s’accorder sur ce que l’on dit.

Depuis quelques siècles que la philosophie est pratiquée, les mots qui y circulent portent avec eux, à titre en quelque sorte de pièce d’identité, le nom de l’auteur auquel les associer. On évoquera la dialectique au sens de Platon, ou à celui d’Aristote, ou à celui de Hegel, ou à celui de Marx. On le dit ou on ne le dit pas, ce qui rend parfois hasardeuse la lecture d’un texte philosophique. Il faut alors, pour s’entendre, expliciter ce que le connaisseur perçoit comme un évident sous-entendu, sous-entendu parce qu’évident. Cette explicitation, que le profane tiendrait volontiers pour une exigence allant de soi, est la plupart du temps très difficile à réaliser, voire impossible, pour cette raison sans doute choquante que les horizons intellectuels sont presque aussi variés que ceux qui tentent de s’exprimer. Il s’agit donc d’abord de savoir où chacun est, de planter quelques repères, sinon de dessiner la carte détaillée du territoire que l’autre occupe, de l’horizon dans lequel il se place. Ces repères, ce sont les références de chacun, les grands auteurs jamais tout à fait absents même des débats desquels on pourrait croire qu’ils n’ont que faire. La lecture philosophique ne peut certes négliger la littéralité de chaque phrase, mais elle redouble ce déchiffrement au ras du texte d’une attention peut-être plus vague, plus flottante, à la lumière qui le baigne. De même qu’il y a une lumière méditerranéenne, une lumière bretonne, une lumière normande, sous lesquelles des paysages qu’on pourrait décrire avec les mêmes mots en deviennent impossibles à confondre ; de même, des textes philosophiques sont éclairés différemment selon que les baigne une lumière platonicienne, une aristotélicienne, une spinoziste, une phénoménologique. Cette lumière, qui confère leur sens spécifique à des phrases qui paraîtraient se ressembler, le profane ne la perçoit pas, ce qui rend sa lecture malaisée quand bien même il ne peinerait devant aucune des phrases du texte.

Le livre que vient de publier Jean-Louis Chrétien est particulièrement précieux de ce point de vue car il est constitué du recueil d’une quinzaine de textes consacrés à des auteurs divers qui ont été étudiés à des dates et dans des contextes variés. Leur provenance importe moins que le fait qu’ils aient été rassemblés dans un même ouvrage, lequel prend sa signification de cette collection même, c’est-à-dire tout aussi bien de ce qu’elle a exclu. Un tel livre pourrait paraître composite s’il émanait d’un universitaire réunissant à l’heure de la retraite les études dispersées dans des revues inconnues et rapidement destinées à l’inaccessibilité universelle. Outre que Chrétien n’en est pas encore à ce stade de sa carrière, l’intention qui a présidé à cet ouvrage est aussi éloignée de l’érudition que de l’exhaustivité. Il s’agissait plutôt de marquer les points de repère, de dessiner pour le lecteur la carte des références pertinentes, afin qu’il puisse saisir l’horizon dans lequel se développe cette pensée marquée par la foi, et donc la comprendre.

Ces repères donc portent des noms, qui ne sont pas exactement ceux que ressasse l’éternelle doxa catholique. Ce sont les noms des auteurs qui importent à la pensée vivante de notre temps, chrétienne ou pas, avec en particulier ces deux versants que sont, d’un côté, Plotin et, de l’autre, la phénoménologie française. Que cette dernière ait pu aller de pair avec la foi, les lecteurs de Michel Henry ou de Levinas n’en seront pas étonnés, sans parler de ceux à qui le nom de Gabriel Marcel est resté familier. En revanche, pour n’être formulée que dans de rares passages des Ennéades, l’hostilité de Plotin au christianisme n’en est pas moins claire et vigoureusement exprimée, et l’on ne saurait tenir Merleau-Ponty et Sartre pour des penseurs marqués par la foi. Voir une fois de plus à l’œuvre la propension chrétienne à s’en saisir aurait quelque chose d’irritant, tout comme, d’ailleurs, la christianisation à outrance que subit souvent ces temps-ci la pensée de Levinas. Dans ces cas-là, celui qui se reconnaît dans l’athéisme sartrien, tout comme celui qui voit dans le mysticisme plotinien un accomplissement de l’hellénisme réclament qu’on les laisse enfin respirer dans l’air pur de ces sommets-là.

Il faut reconnaître que cette exaspération n’a pas lieu d’être suscitée par la lecture de Jean-Louis Chrétien, à qui on ne peut faire ce procès en récupération. Il lit à sa manière des textes que l’on peut préférer lire d’une autre, mais il le fait avec une telle finesse qu’on se prend à trouver enrichissant son regard, précisément pour sa différence, et qu’on le suit à la découverte de Louis Chardon, ce dominicain contemporain de Descartes dont le mysticisme prend de tout autres formes que celui de Pascal – et pas seulement à cause de la disproportion entre La Croix de Jésus et les Pensées – même si son style n’est pas moins remarquable.

Ce ne serait déjà pas un mince compliment faire à Jean-Louis Chrétien que de dire qu’il est un des rares auteurs croyants à ne pas s’enfermer dans cette arrogance de la vérité si insupportable à l’incroyant. Ajoutons qu’il procure cette rare et précieuse impression qu’avec lui on peut s’entendre. Tout en divergeant, on est sensible aux mêmes accords.

Marc Lebiez

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