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The Filming Dutchman

Article publié dans le n°1095 (16 déc. 2013) de Quinzaines

Le dernier Festival de Cannes se révèle en définitive plus fourni en grandes œuvres que la critique, trop occupée par les aventures d’Adèle, ne l’avait jugé sur le moment. La preuve : les films les plus intéressants distribués ces derniers temps – "Rêves d’or", "La Vénus à la fourrure", "The Immigrant", "Zulu" et surtout "A Touch of Sin", de Jia Zhang-ke, qui, à défaut d’une Palme d’or méritée, aurait pu au moins se voir attribuer le prix de la mise en scène – figuraient dans le cru printanier. Sans oublier "Only Lovers Left Alive", de Jim Jarmush, accessible seulement en février, bien meilleur que les échos cannois ne l’ont laissé croire. Il en est de même pour "Borgman", enfin offert à la curiosité des amateurs.

ALEX VAN WARMERDAM

BORGMAN

Le dernier Festival de Cannes se révèle en définitive plus fourni en grandes œuvres que la critique, trop occupée par les aventures d’Adèle, ne l’avait jugé sur le moment. La preuve : les films les plus intéressants distribués ces derniers temps – "Rêves d’or", "La Vénus à la fourrure", "The Immigrant", "Zulu" et surtout "A Touch of Sin", de Jia Zhang-ke, qui, à défaut d’une Palme d’or méritée, aurait pu au moins se voir attribuer le prix de la mise en scène – figuraient dans le cru printanier. Sans oublier "Only Lovers Left Alive", de Jim Jarmush, accessible seulement en février, bien meilleur que les échos cannois ne l’ont laissé croire. Il en est de même pour "Borgman", enfin offert à la curiosité des amateurs.

L’auteur, Alex van Warmerdam, est considéré comme le plus grand cinéaste néerlandais actuel, ce qui n’a pas de quoi lui apporter une grande célébrité sous nos latitudes. Ajouter qu’il a commencé, il y a quelques décennies de cela, comme cofondateur de la troupe théâtrale du Hauser Orkater ne concernera que les heureux (mais pas très nombreux) spectateurs de l’inoubliable Regarder les hommes tomber, meilleur spectacle étranger présenté à Paris en 1980. Préciser qu’il est le réalisateur des Habitants éveillera peut-être des souvenirs parmi le public des salles d’art et d’essai qui fit à ce film hors normes un petit succès dans le mitan des années 90, succès que vint confirmer en 1996 La Robe et l’effet qu’elle peut faire sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent, œuvre aussi étonnante que son titre.

Avec ces deux films, que vint étayer son premier, Abel (1985, sorti en 1997), Van Warmerdam avait attiré l’attention du petit nombre : se révélait là un auteur de la grande espèce, régnant sur un monde clos, à la fois hyperréaliste et totalement irréel, descriptif de façon maniaque tout en ouvrant sur des perspectives oniriques larges – une sorte de Magritte des origines, encore vierge d’autopastiche. Qu’il s’agisse de l’appartement d’Abel, du village des Habitants ou du territoire de La Robe, le regard jeté sur l’univers observé était le même : ironique et glacé, sombre et intensément comique, une illustration parfaite de l’humour noir dans sa définition historique. L’enfermement, d’ordre familial dans son premier opus, s’élargissait dans Les Habitants jusqu’à fabriquer un curieux oxymore, un film claustrophile au grand air, dont tous les personnages, y compris le postier, le seul qui maintenait le contact avec l’ailleurs, étaient coincés, le boucher par sa jalousie, son épouse par sa religion, l’enfant par sa fixation sur Lumumba. Et le bois qui jouxtait le village, fausse forêt où toutes les magies pouvaient s’exercer, ne constituait qu’une prison supplémentaire. Le tout régi par des règles nonsensiques parfaitement tordues – comme cet évêque caricatural qui aurait réjoui Benjamin Péret (1).

Pas de métaphore chez Van Warmerdam : les choses sont ce qu’elles sont et leur ordonnancement ne renvoie pas à une signification autre que ce qui est montré, pas plus que le Chapelier fou d’Alice. Il ne sous-entend rien et chacun peut, à l’aide des éléments fournis, chercher des explications ou, mieux, se fabriquer son propre univers parallèle : le bois des Habitants peut être ressenti comme la forêt primitive, avec ses monstres invisibles et ses horreurs latentes (2), la farandole des comportements éveillés dans La Robe… par le vêtement enchanté qui circule de corps en corps (3) peut être vue comme les incarnations multiples du Désir, l’improbable triangle amoureux du P’tit Tony (1998), dans sa ferme isolée au milieu d’un paysage quadrillé, comme un détournement des codes du vaudeville ou la rébellion du personnage principal contre le cinéaste lui-même, sujet de Waiter ! (2007), évoquer le Queneau du Vol d’Icare et l’insoluble angoisse du créateur face à sa créature. Certes.

Mais, au premier degré, tout fonctionne, tant cette horlogerie de l’absurde est joliment agencée : l’œuvre est peu nombreuse, quasi artisanale (son frère Marc produit, l’autre frère, Vincent, compose la musique) et l’auteur prend le temps nécessaire pour fabriquer ses objets – huit films en presque trente ans, dont quatre entre Les Derniers Jours d’Emma Blank, toujours inédit ici, et Borgman. On a vu çà et là, au fil des ans, quelques commentateurs, à cause de sa bizarrerie majeure, baptiser « surréaliste » le cinéma de Van Warmerdam. C’est un peu hâtif, ce dernier n’ayant, à notre connaissance, jamais revendiqué la filiation – mais on peut trouver effectivement une parenté de climat, dans le subtil décalage entre la précision des moyens et l’incongruité des fins, avec les nouvelles de Marcel Mariën ou les films d’Olivier Smolders, tous deux familiers du mouvement dans sa version belge. Et l’on peut admettre que la « cérémonie fastueuse dans un souterrain », qui définissait l’érotisme selon Breton et Eluard, convient pour qualifier la production de Van Warmerdam, en particulier Borgman, dont les jeux sexuels, quoique pratiqués en pleine lumière, s’avèrent effectivement assez fastueux.

Borgman, donc. Le film commence par une séquence époustouflante par sa violence et son étrangeté, trois hommes armés (dont un prêtre) débusquant les occupants d’un réseau de tunnels bien équipés pour y vivre – et qui parviennent à échapper à leurs exécuteurs. Ces traqués sont-ils de mauvais anges, ceux qui, comme l’indique l’épigraphe mystérieuse, « descendirent sur terre pour renforcer leurs rangs » ? Ou des esprits infernaux dont l’émergence va semer le trouble, comme on va vite s’en rendre compte ? Fidèle à sa méthode, l’auteur ne fournit aucune clé (on ne connaîtra pas les raisons des chasseurs, qui n’interviendront plus), pas plus qu’il n’en fournira au long des deux heures du film, au fur et à mesure que Camiel Borgman, le chef de la tribu souterraine, va phagocyter les habitants, mère, enfants et père, de la maison (4) qui l’ont accueilli : on ne saura rien du pacte qui lie les «envahisseurs» ou de ce que cachent les interventions chirurgicales pratiquées, chacun portant à la fin une cicatrice identique. L’ombre du Théorème de Pasolini plane, pas longtemps heureusement, car le film évite la pesanteur démonstrative de son ancêtre italien. Borgman, rejoint par ses acolytes, va prendre peu à peu possession des lieux, de façon implacable – et mortelle. Rien de ce qui survient n’est prévisible, les événements échappant constamment à l’ornière scénaristique : les personnages censés être les plus sensés basculent brutalement. La nounou chavire, l’épouse parfaite s’envoie en l’air, la petite fille tue le jardinier. Toujours sans explications, l’illogisme des faits obéissant à la seule logique interne de Borgman, compréhensible en fin de course (lorsque l’on découvre, par exemple, les raisons de la transformation du jardin).

Comme on l’a écrit plus haut, toutes les interprétations sont ouvertes : on peut y voir la désintégration d’un monde bourgeois occidental assailli par les forces du tiers-monde – les immigrés anonymes sortant du bois pour envahir à leur tour l’univers dont ils étaient exclus sont semblables aux schmürz furtifs de la fin des Bâtisseurs d’empire de Vian. On peut y voir la lutte éternelle du Bien et du Mal – l’ennui étant qu’il n’y a là ni bien ni mal, tous les protagonistes se révélant aussi haïssables les uns que les autres et le cinéaste se gardant de tout point de vue moral. On peut surtout y voir une fascinante version de Maldoror, ne reculant devant aucun interdit (« On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh, comme il est doux d’arracher brutalement de son lit un enfant »), jusqu’au malaise si l’on n’accepte pas les règles du jeu mis en place par le réalisateur. Pas vraiment le spectacle idéal pour veille de Noël – mais quel plaisir rare pour les amateurs de produits inconvenants.

  1. Le film a connu une réédition il y a quelques années et doit encore être accessible en DVD.
  2. Cette même forêt qu’il retrouve au début de Grimm (2003)
  3. Dans le dossier de presse alors distribué aux critiques était inséré un échantillon du même tissu que la robe du film, que l’on pouvait caresser pendant que celle-ci caracolait sur l’écran. Idée de marketing inédite, qui complétait astucieusement, selon le genre du regardeur, l’effet indiqué par le titre.
  4. Une superbe maison d’architecte, sortie d’un rêve du Bauhaus.
Lucien Logette