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Trois moi sous les toits

Article publié dans le n°1162 (01 déc. 2016) de Quinzaines

PIERRE GUILLOIS
BIGRE !
Théâtre Tristan-Bernard
64, rue du Rocher, 75008 Paris

Bigre !, évidemment, de Pierre Guillois, au théâtre TristanBernard, vu il y a quinze jours, pas oublié depuis. C’est du théâtre quasi muet, mais enfin à la manière dont la commedia dell...

Bigre !, évidemment, de Pierre Guillois, au théâtre TristanBernard, vu il y a quinze jours, pas oublié depuis. C’est du théâtre quasi muet, mais enfin à la manière dont la commedia dell’ arte peut être muette, c’est-à-dire pas exactement sans paroles et dans un verbiage drolatique de bruits. Trois personnages, dessinés par leur costume, et encore davantage par leur décor de chambdebonnes parisiennes, vivent dans trois cases-studios-cellules à peine séparées par des cloisons (qui laissent tout passer : sentiments, boîte de conserves, odeurs, lingerie).

Ils sont misérables

Chacun à sa manière, ce sont des miséreux, des moi sous les toits. Ils vivent là. Lui, à gauche (Jonathan Pinto-Rocha), veut vivre dans la pure perfection du progrès. Il n’y a rien que du blanc, des toilettes qui s’ouvrent et se ferment d’un claquement de doigts, une serrure digitale, des bruits électroniques et doux. Il a une sorte de pouvoir : non seulement il sait chanter « La valse à mille temps » de Brel en japonais, mais son voisin lui apporte régulièrement, par servilité ou espoir, un magazine. Le voisin central, Pierre Guillois, est à peine davantage, socialement, qu’un SDF, c’est un solitaire sociopathe, attendrissant au possible, qui aime l’amitié, les femmes et les oiseaux (surtout les oiseaux), sensible et vibratile comme un insecte, secoué de spasmes de timidité et de tout ce que la vie grave de burlesque dans nos corps. Elle (Agathe L’Huillier), célibataire, sur la droite, attend que la vie rattrape ce qu’elle a manqué.

Le triptyque n’est pas chrétien, il est profondément théâtral. Il est la matrice de bois, de carton, de verre, de plastique, d’une chorégraphie permanente faite de tout : cuire quelque aliment dans une poêle, laver une assiette avec le peu d’eau que peut contenir une éponge, reprendre l’eau avec l’éponge, relaver l’assiette, tout simplement entrer dans une pièce, et tout aussi simplement sauter par la fenêtre, monter sur les toits, aimer, se suicider et revenir parce que la mort n’a pas voulu ou qu’il faisait trop froid. Tout est incroyablement précis, dessiné, mille fois répété, au point que Pierre Guillois (qui n’est pas gros mais quand même) peut disparaître par l’un des orifices les plus exigus de la scène sans se faire tout à fait mal.

On rit beaucoup

D’ailleurs, il y a des trous partout : le monde fuit. Par les cheminées, les chasses d’eau, les fenêtres, les portes, les escaliers, les tôles de zinc, et, malgré les efforts rationnels, les tentatives d’amour, de jeu, tout se barre et se brise et la dimension beckettienne discrètement apparaît sous l’opéra bruyant et comique des tentatives de vie. On rit, oui, avec tout le corps, et la salle réagit de manière complètement anarchique, chacun trouvant dans tel détail le déclic d’une saccade soudaine. Les trois comédiens sont en pleine maîtrise, ils le savent, ils donnent tout ce qu’ils ont, malgré le nombre impressionnant de représentations qu’ils ont maintenant derrière eux. Il faut y aller avec un œil neuf, alerte : on en ressort vivant et troublé, ce regard que j’ai vu chez les spectateurs du théâtre de Bussang, que Pierre Guillois dirigeait autrefois, où il faisait bramer les biches et penser les salles. Pas changé finalement. Allez-y, plus qu’ailleurs. Je ne sais même pas s’il reste des places. Ce serait dommage.

Luc Vigier

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