Plongée narrative

Article publié dans le n°1168 (02 mars 2017) de Quinzaines

D'abord le vertige. Devant cet espace nouveau, cette matière noire, ces textures, cet univers graphique qui tient à la fois du manga, de certains effets des comics américains et d'un tracé très personnel.

MARIETTA REN
PHALLAINA[1]

D'abord le vertige. Devant cet espace nouveau, cette matière noire, ces textures, cet univers graphique qui tient à la fois du manga, de certains effets des comics américains et d'un tracé très personnel.

On a pris l'habitude d'être déçu, pourtant, lorsqu'il s'agit de bande dessinée numérique : couleurs forcées, animations inutiles, lisibilité discutable, bande-son laborieuse. Rien de cette impression lorsqu'on ouvre cette application sur un smartphone ou une tablette[2]. On est immédiatement en face d'une œuvre dont on sent la force, l'intelligence, la sensibilité traduite. Le personnage principal, Audrey Desmazières, dix-huit ans peut-être, apparaît le pied à peine posé dans la fin d'une vague, en relation étrange avec l'eau, juste avant qu'on ne comprenne qu'elle est en train de découvrir l'origine des malaises qui l'épuisent. Elle souffre d'hallucinations, d’épisodes psychotiques, elle ne s'en sort pas et ne comprend pas ce qui lui arrive. 

On tourne la page pour comprendre, enfin, ce qu'on appelle « tourner » dans ce dispositif : du bout de l'index, on pousse en véritéla page vers la gauche et l'on constate un peu éberlué – mais non sans plaisir – que cette « bande défilée » n'est qu'une seule et même image sur laquelle on déplace virtuellement le cadre de l'appareil, comme si l'on marchait le long d'une fresque gigantesque. Pris par une technique de montage inédite, on passe, en hypnose, d'un panoramique sur la plage – sans séparations, sans case, sans aucun des repères de la bande dessinée traditionnelle – à la silhouette d'Audrey en plongée, puis par une habile transition sur les vagues à une perspective inverse, à ses cheveux, qui deviennent eux-mêmes des nuages sombres, racines de l'ombre de sa robe à l'instant suivant, offrant une nouvelle perspective sur le ciel et de sombres salles d'examen où tambourine un scanner. C'est un long volumen en somme, défini par ses concepteurs comme « scrolling horizontal », qui entre en résonance avec la légende des baleines sorties de l'eau et devenues hommes (la légende des Phallaina) avant qu'une irrésistible nostalgie de la mer ne les contraigne à inverser la métamorphose. Leur histoire est inscrite en images sur une longue frise aquatique, en haut des murs du bâtiment où Audrey est prise en charge par des spécialistes de ses troubles. 

La mise en abyme est d'autant plus forte que, dès les premières minutes de la lecture – à moins que vous ne décidiez de faire des pauses devant la force de certains tableaux –, vous vous trouvez plongé dans un univers d'ondes et d'eau. La sensation d'immersion est rapide, favorisée par la musique (planante ou anxiogène), le glissando des images puis de délicats effets spéciaux, qui signalent le début d'une crise, l'amorce d'une vision fantastique : de légers bans de petits poissons traversent l'écran, se mêlent au décor réel, précédant en général l'apparition lente de cachalots blancs, lointains échos de la créature de Melville. 

Cet épanchement du cauchemar dans le réel, issu d'une forme aiguë de pathologie, trouve une compensation dans l'annonce par quelques scientifiques d'un super-pouvoir déclenché par cette malformation : Audrey a la capacité de demeurer en apnée presque naturellement et peut ainsi, en partie, calmer les crises dont elle est victime. Sous l'eau alors survient le calme, une autre forme de respiration, une nouvelle vision et des plans immenses sur la piscine expérimentale, les espaces intérieurs, le corps, le vide aquatique. Phallaina, dont on oublie très vite qu'elle est un dispositif numérique, est une échappée vers l'autre, vers la compréhension par empathie du vertige de vivre et de tenir au-delà. Une écriture graphique réelle et méditative, une merveille d'adaptation de la technologie multimédiatique au récit et sans doute le début d'une forme nouvelle de mise en œuvre de la fiction.

1. En coproduction avec Les formes nouvelles d'écriture et le pôle Transmedia de France Télévision.
[2] Pour plus de précision sur cette application gratuite : http://phallaina.nouvelles-ecritures.francetv.fr/

Luc Vigier