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Génétique de l'imaginaire

Article publié dans le n°1148 (01 avril 2016) de Quinzaines

Dans Géographies de la mémoire, Philippe Le Guillou reprend le chemin des territoires d'enfance. Né littéralement dans les légendes, bercé par les contes de Bretagne, l'auteur de plus de vingt romans et essais déploie ici toute la puissance d'une nostalgie créative hantée par la vision géographique des signes.
Philippe Le Guillou
Géographies de la mémoire
Dans Géographies de la mémoire, Philippe Le Guillou reprend le chemin des territoires d'enfance. Né littéralement dans les légendes, bercé par les contes de Bretagne, l'auteur de plus de vingt romans et essais déploie ici toute la puissance d'une nostalgie créative hantée par la vision géographique des signes.

La figure du cartographe est ancienne dans son œuvre, et l'on comprend mieux les cosmographes de La Rumeur du soleil [1]ou les architectes de L'Inventaire du vitrail [2] en découvrant la fascination de l'écolier pour les fleuves, les cours d'eau, les côtes dessinées et l'attraction du voyage mental dans les textes du monde. Ceux qui ont lu Les Marées du Faou [3], Le Déjeuner des bords de Loire [4] ou Fleurs de tempête [5] savent ce que cet auteur fasciné par les lieux de culte, les papes, les églises et les christs décharnés peut diffuser d'émotion pure lorsqu'il parle de ses origines finistériennes, où s'élèvent la puissance des eaux sombres et la force magique des roches.          

Une voix spécifique, languissante et funèbre, mais aussi passionnément vivante, naît d'un esprit habité par le langage des lieux concrets ou rêvés. La présence lancinante des morts se mêle à la jubilation physique des paysages sources, générant une voix dont le statut oscille doucement entre le récitatif, le conte et les mémoires : les phrases arrivent tout de suite par vagues, impeccablement scandées, et pourtant incertaines, animées d'une musique souterraine qui fait le lien entre une enfance surinvestie de symboles et l'actualité d'un regard. Nourrie aux circulations de l'être entre ce qui la fonde et ce qui la trouble, l'âme saturée de repères ne cesse pourtant de se perdre.         

Géographies de la mémoire est paradoxalement un récit, ou plutôt un aveu, des moments et des lieux où le cœur s'est amarré à tout ce qui pouvait servir d'ancre dans un monde dévasté d'où les pères ont disparu. L'image récurrente d'un homme seul sur la rive, la froideur des « caissons » éducatifs en classe préparatoire, les solitudes intérieures, les angoisses crucifiantes, disent assez ce que cette voix doit aux piliers mythologiques d'un pays de vif et de vent. Et, en particulier, une sensibilité majeure aux liens du corps et de l'espace, à Brest, à Rome, à Dublin, à Paris. Du cartographe au marcheur acharné des étés bretons, le lien se fait par empathie géologique, mais aussi par goût du hasard, de la bifurcation et des adoptions. C'est en réalité superposer la marche, la lecture et bientôt l'écriture, qui relèvent de la même ardeur, du même goût de l'épuisement, du même désir d'excès. Par touches successives, et pour chaque âge, le récit se déplace, et déplace avec lui les algorithmes d'un imaginaire embarqué. La reprise de figures et d'épisodes plusieurs fois évoqués dans certains récits et romans antérieurs (Le Passage de l'Aulne [6], Les Marées du Faou) fait partie du dispositif, de même que les légers déplacements géographiques combinés aux scansions répétitives des symboles premiers de l'enfance se lisent comme les itérations sensibles de la mémoire et des affections. 

« Génétique » –  au sens où l'on parle de l'étude des processus visibles dans les brouillons et les archives d'un créateur –, ce récit l'est à plus d'un titre. Si l'exploration des deux Finistères correspond à ce que l'on savait des sources pour les premiers romans (le rôle fondamental joué par le grand-père, Gabriel, survivant problématique d'un océan dévorateur d'hommes), si l'on retrouve maintes obsessions anciennes d'un auteur qui n’abandonne rien et tient comme personne aux émotions fondatrices (la rencontre de Patrick Grainville, les conversations avec Dominique Fernandez), quelques éléments nouveaux apparaissent plus clairement. C'est notamment le cas pour Le Dieu noir dont l'un des « pilotis », évêque de Rennes à la fin des années quatre-vingt, est longuement et précisément évoqué au moment où la fabrique du roman, qui puise aussi dans les voyages romains, pèse autant qu'elle exalte. Des figures amoureuses sont plus nettement désignées comme images furtives des premières forces et des premières catastrophes, et l'on rencontre des figures pittoresques d'écrivains croisés au fil des voyages, dans des scènes étranges d'Irlande où l'humour le dispute à l'absurde. D'autres présences encore, un formidable musicien, les amis des premières heures… jusqu'à ce que l'on réalise que ces figures dialoguent à travers les territoires qui les séparent.

Les géographies intérieures de Philippe Le Guillou suivent les changements, les ruptures dans les paysages successifs d'une vie, mais relient avec la même acuité les voix des hommes tutélaires. Ce qu'abrite l'archéologie initiale des Géographies de la mémoire, c'est une sculpture entourée de musique, ou peut-être davantage encore un de ces lieux énigmatiques d'Irlande où, selon l'endroit où il se trouve, l'observateur lit diversement l'alignement des pierres. Si l'on quitte la chronologie qui sépare pour s'installer dans l'auto-géobiographie qui unit, les visages de Gabriel, de Julien Gracq, de Monseigneur Jullien, de Michel Déon, de John Boorman et de Jean Guillou, si différents qu’ils soient, se superposent et se répondent, en fonction des proximités électives. Le grand-père des légendes, l'écrivain mythique, l'évêque austère et brillant, le compositeur sublime, forment ces galeries d'églises vivantes que la déambulation fait apparaître sous les pas de l'arpenteur des abers. 

Pourtant, Philippe Le Guillou s'échappe, un peu comme les grandes orgues que Jean Guillou rêve de faire sonner en pleine nature. Rien ne retient vraiment cette voix baroque – orthodoxe et païenne à la fois – à l'intérieur d'un système. La priorité naturelle de l'écriture reste la souplesse musicale d'une langue claire, fluide et plastique qui se cristallise volontiers en poème en prose tout en s’en affranchissant par des scènes burlesques, lyriques ou brutalement tragiques. Le récit-sismographe trace et dessine, grave et encre, laisse surgir les douleurs, cartographie l'âme : Philippe Le Guillou trouve ici le rythme profond d'un sujet enraciné et mobile, porteur d'un imaginaire en réseau qui irrigue le monde réel. La carte et le territoire, ensemble.

[1] La Rumeur du Soleil, Gallimard, 1989.

[2] L'Inventaire du vitrail, Mercure de France, 1983.

[3] Les Marées du Faou, Gallimard, 2003.

[4] Le Déjeuner des bords de Loire, Gallimard, 2007.

[5] Fleurs de tempête, Gallimard, 2008.

[6] Le Passage de l'Aulne, Gallimard, 1993. 

Luc Vigier

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