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Une écologie "politique"

La responsabilité de l’homme au sein de la communauté des vivants tient à sa situation de fait et unique d’espèce réflexive. Refusant d’emblée que l’écologie se réduise à des déclarations d’intention, Corine Pelluchon souligne la nécessité de changements dans nos styles de vie ainsi que dans l’éthique et de l’urgence des transformations de la démocratie pouvant rendre possible « la prise en compte de l’écologie dans notre vie ».
Corine Pelluchon
Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature
La responsabilité de l’homme au sein de la communauté des vivants tient à sa situation de fait et unique d’espèce réflexive. Refusant d’emblée que l’écologie se réduise à des déclarations d’intention, Corine Pelluchon souligne la nécessité de changements dans nos styles de vie ainsi que dans l’éthique et de l’urgence des transformations de la démocratie pouvant rendre possible « la prise en compte de l’écologie dans notre vie ».

Dans sa première partie, l’ouvrage est un état de la discussion sur les rapports entre philosophie et écologie. La remise en question du modèle classique de l’homme considéré comme un empire dans l’empire de la nature ne doit pas pour autant conduire à souscrire aux mythologies de la Terre-mère. Au-delà du constat partagé du changement du monde auquel nous appartenons, il s’agit pour l’auteure de prendre acte de ce que la nature vaut pour elle-même et de ce que c’est le sujet humain que doivent repenser les philosophes. Autrement dit, nous sommes enfermés dans la contradiction consistant à appréhender des entités écosystémiques sans pour autant « calquer notre mode de fonctionnement sur l’univers ni dénier toute valeur propre à ce qui n’est pas comme nous ». Cette contradiction est condensée dans la question : « Que peut vouloir dire valoriser un écosystème ? » Corine Pelluchon, à la suite d’Aldo Leopold, souligne la nécessité d’une éthique de la Terre face à la vulnérabilité de la nature. Les textes de Naess et de Leopold incitent à un changement de perspective visant à intégrer l’écologie dans les principes éthiques et politiques. Et surtout l’entrée de l’écologie dans la philosophie contraint cette dernière à une réflexion sur les fins de l’homme, à la fois individuelles et collectives. À ce point de la réflexion se posent plusieurs questions. L’élar­gissement des points de vue par l’éthique de la discussion suffira-t-elle pour l’intégration de l’écologie dans la démocratie ? Élargir le souci de l’homme à celui du monde dont et dans lequel il est permet-il d’élargir le concept de sa responsabilité ? Ne faut-il pas au final envisager d’autres modes de représentation, « d’autres institutions et d’autres manières de choisir ceux et celles qui représenteront les hommes et les autres habitants de la terre » ?

Il s’agit là de la question : qu’est-ce que l’écologie politique ? Répondre à cette dernière implique de « penser à nouveaux frais la notion de la représentation », en étendant cette représentation aux entités non humaines avec lesquelles nous vivons en interaction. La nouveauté de la situation est symbolisée par un néologisme, l’Anthropocène. Il s’agit de l’ère géologique nouvelle dans laquelle nous sommes entrés et qui succède à l’Holocène. Anthropocène désigne le fait que notre espèce est devenue un agent géologique planétaire comme l’avait écrit il y a près d’un siècle le géochimiste ukrainien Wladimir Vernadsky. Ce qui signifie que nous avons troublé les conditions de notre propre histoire au point de contraindre l’évolution à adopter une nouvelle trajectoire. La portée de ce constat est considérable car si l’on définit la politique comme la recomposition permanente d’un monde commun, il faut bien redéfinir aussi les modalités de fonctionnement des instances politiques à la mesure des nouveaux enjeux de ce monde commun. Bruno Latour, nous rappelle l’auteure, a imaginé la création de deux chambres laissant une place effective aux entités non humaines dans la délibération politique. Cette nouvelle politique de la nature ne laisse que peu de place à la voix des citoyens. Ce qui peut, à notre sens, être considéré comme un échange de dupes : rétrécissement démocratique pour les hommes contre élargissement démocratique pour les non-humains ! Nouveau sénat et académie du futur récemment proposés par Dominique Bourg et Kerry Whiteside sont aussi des « solutions de papier » qui ne font guère progresser l’idée juste de démocratie sociale et écologique. Toutes ces propositions butent sur la difficulté de prises de décision à l’échelle internationale, en particulier pour celles concernant le réchauffement climatique désormais avéré. Il y a là d’ailleurs un problème essentiel pour l’écologie qui a toujours tendu à privilégier les solutions politiques locales ou décentralisées et dont l’un des mots d’ordre préféré est résumé dans la formule lapidaire « penser globalement et agir localement ».

Éducation, maîtrise du langage, apprentissage des règles de l’éthique de la discussion sont autant de préalables à l’implication des citoyens à l’évaluation démocratique des choix scientifiques et technologiques. Il s’agit là d’un exercice difficile passant par une interrogation transdisciplinaire tournée vers une réflexion collective mettant à la portée de tous l’entrée de l’écologie en politique. À la question de savoir « si l’écologie a vraiment reçu la philosophie qui pourrait encourager les individus et les collectivités » à faire face aux dégradations de l’environnement, Corine Pelluchon répond en termes nuancés, jugeant qu’à partir du moment où la philosophie ne traite plus l’homme comme extérieur à l’évolution et que son rapport à son écosystème est réfléchi dans le contexte géologique nouveau de l’Anthropocène, notre conception et notre usage de la politique ont radicalement changé. Nous pouvons exciper des réflexions des philosophes qui se sont aventurés sur ces nouveaux terrains une inspiration initiale « qui nous oblige à reprendre le fil directeur de l’éthique de la vulnérabilité de manière plus radicale encore que lorsque nous réfléchissons aux dilemmes relatifs à la bioéthique ». L’auteure émet de plus l’hypothèse d’un nécessaire retour sur la question animale car au moment où l’éthologie et la primatologie déplacent les frontières entre l’homme et l’animal, « on peut penser qu’une caractéristique commune à tous les êtres sensibles s’impose comme la plus susceptible de fonder une organisation sociale plus juste ». Ces questions délicates et controversées vont au-delà des interrogations sur nos rapports aux animaux, mais elles ont le mérite d’interroger plus globalement l’ensemble de nos pratiques sociales et ce qui peut être au cœur de nos rapports aux autres hommes et aux autres vivants. Elles peuvent être à l’origine d’un concept élargi de la responsabilité, au sens où Hans Jonas l’a développé en insistant fortement sur le fait que « nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu ». Autrement dit, nous reconnaissons ce qui a de la valeur pour nous quand cela est menacé.

Ensuite est abordée la question du travail et de son organisation comme problème politique. La soumission aux exigences du management de l’entreprise dévalorise les hommes à leurs propres yeux, leur fait perdre toute estime d’eux-mêmes et brise leur créativité. Le langage actuel et quasi militaire de la mobilisation générale pour l’entreprise a pour effet premier de faire croître la vulnérabilité de chacun dans une société très anxiogène. Cependant, souligne l’auteure, il ne s’agit pas de percer à jour ce système pour le dénoncer, mais de mettre en avant une réponse politique équivalant à plus de démocratie ; l’éthique de la vulnérabilité affirme notre responsabilité pour « ce dont la crise environnementale et sociale nous révèle la fragilité […] nous aidant à réexaminer un certain nombre de pistes » au premier rang desquelles la culture et l’éducation. Comme l’a souligné Hannah Arendt, culture dérive de colere, qui signifie cultiver, entretenir, prendre soin. Ce qui nous renvoie au rapport qu’entretient l’homme avec la nature pour la rendre habitable. Et cette attitude, nous rappelle Corine Pelluchon, est caractéristique des Romains « pour lesquels culture signifie originellement agriculture ». Dans notre société structurellement organisée pour arracher à la nature toutes ses richesses exploitables sans considération aucune pour le long terme, la culture de masse est inséparable du rejet de la culture et des savoir-faire populaires. Dans ce mouvement sans fin, l’auteure note que l’agriculture est le segment de la production où se condensent les pires agressions à l’encontre de notre environnement naturel. Avec celle de la culture, la question de l’éducation et de son évaluation retiennent à juste titre l’attention de Corine Pelluchon parce qu’elles sont au cœur des mécanismes de reproduction sociale.

Le trait est évidemment grossi et nous sommes devant une image radicale de l’altérité lorsque ces questions sont traitées sous l’angle du handicap et des politiques de solidarité lui faisant face. La fragilité propre aux personnes en situation de polyhandicap exige une attention particulière des soignants à ce que disent ces personnes, bien qu’elles ne parlent pas, à ce que Lévinas nomme le « Dire ». Si l’on souhaite que toute personne en situation de polyhandicap accède à une vie vraiment humaine, il faut dépasser le care qui a pour but de préserver et de réparer le monde. La considération invite à prendre en compte l’altérité sans gommer les différences entre moi et l’autre.

Corine Pelluchon souligne à quel point le sujet de la démocratie change lorsque l’écologie entre en politique, et à partir du moment, écrit-elle, où il s’agit d’un sujet élargi, « accordant aux écosystèmes une valeur qui n’est pas relative au seul usage qu’il peut en faire, [mais en] les considérant ». La considération est « l’acte, chaque fois renouvelé, par lequel le sujet de l’éthique de la vulnérabilité […] considère sa place sur terre, ce qu’il est, ce qu’il fait ». 

Jean-Paul Deléage

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