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Article publié dans le n°1022 (16 sept. 2010) de Quinzaines

 Vu de loin, avant que le mois ne commence, les promesses de septembre nous font déjà tomber les bras. Les dizaines de films qui nous menacent (65 au premier comptage), à consommer immédiatement avant que le contingent d’octobre, aussi nombreux, ne les chasse, nous plongent dans le même état de stupeur que le critique affligé derrière les murailles de livres apportés par la grande marée de l’été et qui frémit de s’y atteler. Pour réaffûter nos souvenirs et briller en ville – les films qui donnent à penser sont une bénédiction pour les discussions postprandiales –, va-t-il nous falloir revoir les deux triomphateurs de Cannes, Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul, et Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, dont on prévoit les commentaires énamourés à cinq étoiles qu’ils vont éveiller (1) ?
Nicolas Stanzick
Dans les griffes de la Hammer
 Vu de loin, avant que le mois ne commence, les promesses de septembre nous font déjà tomber les bras. Les dizaines de films qui nous menacent (65 au premier comptage), à consommer immédiatement avant que le contingent d’octobre, aussi nombreux, ne les chasse, nous plongent dans le même état de stupeur que le critique affligé derrière les murailles de livres apportés par la grande marée de l’été et qui frémit de s’y atteler. Pour réaffûter nos souvenirs et briller en ville – les films qui donnent à penser sont une bénédiction pour les discussions postprandiales –, va-t-il nous falloir revoir les deux triomphateurs de Cannes, Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul, et Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, dont on prévoit les commentaires énamourés à cinq étoiles qu’ils vont éveiller (1) ?

Allons-nous devoir ingurgiter derechef, pour rester dans le flux, tant de films vus il y a quelques mois, et dont le seul rappel est déjà souffrance (Bas-fonds, d’Isild Le Besco, Au fond des bois, Benoît Jacquot) ? Par bonheur, tous ne sont pas de la même farine, et l’on sait que l’été indien nous apportera Nostalgie de la lumière, superbe méditation politico-cosmologique de Patricio Guzman, et Les Mystères de Lisbonne, une de ces fêtes malicieuses à multiples tiroirs comme Raul Ruiz n’en avait pas réussie depuis longtemps. Vivement octobre.

Les films fantastiques continuent à tenir une bonne place dans les menus du mercredi. En attendant deux productions qui nous avaient tiré l’œil en avril, Rubber (Quentin Dupieux) et La Meute (Franck Richard), le cru du 1er septembre affiche Piranha 3D et Vampires. Nous n’avons vu ni l’un ni l’autre, mais Alexandre Aja, signataire du premier, est un spécialiste estimable du genre gore ; quant au second, le Belge Vincent Lanoo, ce que l’on connaît de lui (un Strass réjouissant), laisse espérer une variation intéressante sur le thème.

Le fantastique, s’il n’est pas aussi ancien que le cinématographe (le premier film de vampire n’aurait été réalisé qu’en 1909, le premier Frankenstein en 1910), l’a accompagné constamment depuis que les fantômes sont venus attendre Hutter de l’autre côté du pont, à l’entrée du domaine de Nosferatu. Curieusement, quatre décennies durant, il ne fut abordé, presque exclusivement, que par le cinéma américain, alors que les figures mythiques du genre étaient dues à des écrivains anglais, Mary Shelley pour Frankenstein, Bram Stoker pour Dracula (et Polidori bien avant pour le vampire lui-même). Pendant les années trente, le monstre créé par le savant fou (on a souvent confondu la créature et son géniteur, le baron Frankenstein) et le comte Dracula ont connu leur bel âge, grâce aux films-matrice, signés James Whale et Tod Browning, avant de subir les avanies de la dégénérescence, affligés qu’ils furent d’une nombreuse famille, fiancée, fils, fille, collatéraux divers, et de rencontres improbables (type Abbott & Costello Meet Frankenstein) – au point de ne plus donner naissance à la fin des années quarante qu’à des produits caricaturaux.

C’est à ce moment d’affaiblissement des mythes que surgit en 1957, réalisé par Terence Fisher, Frankenstein s’est échappé, et que commence l’ouvrage de Nicolas Stanzick. Quelles raisons ont poussé la Hammer Films, honnête maison qui depuis 1935 produisait des films à petit budget destiné au marché insulaire (la filmographie en annexe nous apprend que 5 titres seulement sur 60 étaient parvenus en France) à réactiver des créatures aussi essoufflées, en les débarrassant des scories accumulées au fil de leur dégringolade ? Sans doute le succès de deux excellents petits films de science-fiction horrifique, Le Monstre (1954) et La Marque (1956), tous deux signés Val Guest, qui montraient qu’un public neuf était prêt. Revenir aux fondamentaux, comme on ne disait pas encore, était une idée qui pouvait se révéler bonne. D’autant que l’obligation d’abandonner le fameux maquillage du Monstre immortalisé par Boris Karloff, propriété des films Universal, contraignait la Hammer à innover. Et l’innovation était de taille : le scénario reprenait le roman de Mary Shelley (abandonné depuis les origines), le maquillage de Christopher Lee était remarquablement répugnant, sans rien de la glaçante beauté de celui de Karloff, Peter Cushing composait le plus juste des barons Frankenstein depuis le Colin Clive de 1931 et le film était en couleurs, une première pour la série. La machine était lancée, qui allait pendant presque vingt ans, alimenter les rêves de spectateurs sans nombre.

Vingt ans durant lesquels Frankenstein (la Bête ayant définitivement pris le nom de son créateur) apparut huit fois, Dracula neuf, sans compter les yéti, femme-reptile, momie, loup-garou, zombie, Dr Jekyll, fantôme de l’Opéra, Raspoutine et autre chien des Baskerville, farandole vénéneuse animée, le plus souvent (16 titres), par le même Fisher, mais aussi par d’autres noms talentueux, Roy Ward Baker, John Gilling ou Don Sharp. Un nouvel âge d’or, aussi fructueux que celui des années 30, avec ses chefs-d’œuvre véritables (Le Cauchemar de Dracula et Dr Jekyll and Sister Hyde gardent notre préférence) et ses fanatiques. Car cette pluie tomba sur un terrain fertile, celui de la cinéphilie tous azimuts du début des années soixante : certes, il s’agissait de films ignobles, qu’il fallait aller voir dans des salles perdues aux odeurs sans pareilles (chacun ses petites madeleines), où les toilettes étaient souvent plus occupées que les fauteuils, Colorado, Brady ou Midi-Minuit, la plus fameuse. Mais quelle meilleure manière pour savourer l’inconnu que d’aller le traquer dans ces endroits improbables, loin du bon goût des circuits Art & Essai ? Jamais Les Maîtresses de Dracula, revu maintes fois, n’a eu la même saveur que lors de sa découverte, en version française, dans une copie sautillante et sur un écran maculé.

Rien de tel pour afficher sa passion que fonder une revue. Les quelques obstinés, Michel Caen, Alain Le Bris, Jean-Claude Romer et alii. qui ont trouvé abri chez Éric Losfeld pour créer Midi-Minuit Fantastique en 1962 n’imaginaient pas une telle postérité. Plus qu’à l’histoire de la Hammer, même s’il en a recueilli les traces avec une précision de bénédictin (les 80 pages d’annexes et d’index sont un trésor), c’est à ces derniers que s’intéresse Nicolas Stanzick. Né en 1978, alors que le cycle était pratiquement clos, l’auteur, à défaut de souvenirs, a traqué ceux d’une douzaine de survivants. Les défricheurs de ce continent noir avouent avoir dû ramer ferme contre un courant dominant hostile (la reproduction des avis des Cahiers du cinéma ou de Radio-Cinéma-Télévision, futur Télérama, est un régal) (2) ; tous décrivent, avec une fièvre intacte, cette période héroïque – sans perdre toute intelligence critique : il y eut moins de films sublimes que certains l’affirmaient alors, quelques titres ne valaient pas tripette, et la Hammer elle-même n’était pas tout (3). Mais la parenthèse était enchantée. Même les témoins tardifs, nés en 1960, et qui n’ont connu, en leur adolescence, que la fin du cycle, l’évoquent avec ferveur. La perfection des effets spéciaux des productions fantastiques actuelles n’a rien de commun avec l’habileté artisanale de Terence Fisher et consorts. Il n’est pas sûr que la poésie ait gagné au change. En tout cas, après l’étude d’Antoine de Baecque et la somme de Bertrand Tavernier, Amis américains, Dans les griffes de la Hammer apporte une brique supplémentaire, et de bonne taille, à cette belle époque de la cinéphilie. Que son auteur en soit remercié.

1. Pari tenu : « un pur bloc d’abîme et de cinéma » lit-on à l’instant dans Libération à propos de Boonmee.
2. Mais ni Cinéma 60 ni Positif ne mangeaient de ce pain-là.
3. La délimitation du corpus conduit ainsi l’auteur à négliger des films remarquables, comme ceux de Robert Baker et Monty Berman (L’Impasse aux violences) ou James Hill (Sherlock Holmes contre Jack l’Éventreur).

Lucien Logette