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V.S. Naipaul en Afrique

Article publié dans le n°1049 (16 nov. 2011) de Quinzaines

À sa parution en anglais, le dernier récit de voyage de V. S. Naipaul a reçu un accueil mitigé : l’acuité de son regard et son sens comique seraient compromis par des lieux communs presque racistes sur l’Afrique et les Africains, par la fatigue cynique d’un Nobel vieillissant (78 ans). Je ne suis pas d’accord. Le maître sait toujours observer, s’émerveiller, décrire.
V.s. (Vidiadhar Surajprasad) Naipaul
Le masque de l'Afrique. Aperçus de la croyance africaine
À sa parution en anglais, le dernier récit de voyage de V. S. Naipaul a reçu un accueil mitigé : l’acuité de son regard et son sens comique seraient compromis par des lieux communs presque racistes sur l’Afrique et les Africains, par la fatigue cynique d’un Nobel vieillissant (78 ans). Je ne suis pas d’accord. Le maître sait toujours observer, s’émerveiller, décrire.

Ce qu’on reproche à Naipaul, et qui au fond me plaît, tient à son regard : il dit ce qu’il voit, il le fait voir, et nous laisse – dans ses meilleurs moments – dans une perplexité qui est aussi la sienne. Comme lors de son premier voyage en Inde (L’Inde brisée, éd. Christian Bourgois) il avait montré les Indiens déféquant en plein air, il s’attarde sur les détritus qui entourent souvent les maisons en Afrique, quitte à relever le cas où au contraire les ordures sont collectées (par une société privée, « dans un quartier populeux mais pas surpeuplé d’Accra », au Ghana). Car la détresse qui l’inquiète en Afrique tient souvent à l’énorme expansion démographique : il revient en Ouganda, qui avait en 1966 « quelque cinq millions d’habitants », et qui en « compte entre trente et trente-quatre millions ». Il ne réagit ni en démographe, ni en anthropologue, même si dans le Nord musulman du Nigeria il essaie de comprendre ce qu’est l’esprit de la polygamie et la méfiance envers la famille nucléaire chez ceux qui voient en elle « l’origine de l’égoïsme et de l’effondrement d’autres sociétés ». À Kano, grande ville du Nord, où « la route est un chemin qui serpente entre terre et ordures – dont les gens semblent répugner à se débarrasser », « les enfants, qu’épouses et concubines produisent sans relâche, boom ou pas, n’ont pas d’avenir ».

Dans sa quête un peu romantique de la religion africaine, à laquelle nous allons venir, il rencontre des chefs, des rois, des magiciens plus ou moins authentiques. Là surtout, son attention est constante, et ne prétend pas comprendre plus qu’il ne lui est possible. À propos du royaume Ashanti, au Ghana : « L’Ashanti n’était pas un royaume de haute culture, malgré son or et sa gloire. Pour y voir davantage, il fallait être ashanti soi-même et (vu l’absence de vestiges spectaculaires) sonder les frémissements de son cœur. » Voir la façon dont il regarde l’étonnant Jerry Rawlings, qui a dirigé deux fois le Ghana : « Il parlait de nouveau très fort et sa voix résonnait dans la pièce. Et de nouveau il s’est tu. Quand il a recommencé à parler, il s’est mis à sauter d’un sujet à l’autre, comme s’il cherchait le bon. Sa femme l’a regardé (consciente, ce faisant, que nous la regardions, elle)… »

Là où le français a « masque », l’anglais a deux mots : mask (c’est l’objet, rituel ou ludique, qui recouvre le visage), et masque (la mascarade, le bal masqué). C’est le second de ces mots que l’écrivain a choisi pour son titre, et cela donne une certaine indication sur l’orientation de son regard lors de ce retour en Afrique en 2008, après ses séjours des années soixante sur ce continent. Passionné par les croyances religieuses (l’islam, ou les sectes chrétiennes des États-Unis décrites dans Une virée dans le Sud), il sent qu’il n’y a pas loin de la cérémonie rituelle ancestrale à la mise en scène. Il écrit à propos d’un sanctuaire au bord d’une rivière au Nigeria : « Le lieu était trop beau, le symbolisme du rituel trop facile ; peut-être que tout cela avait été élaboré par un créateur d’événements. Mais il se peut aussi que tous les rituels commencent ainsi, dans l’artifice. » À méditer. 

En une série d’aperçus (glimpses), il cherche à surprendre, devant des lieux sacrés, des palais royaux, des traces sur le sol (d’anciens sacrifices humains peut-être), dans des conversations avec des Africains, et dans les réticences ou hésitations qu’il perçoit, ce qui reste de l’ancienne et persistante religion de l’Afrique, supposant donc, à la différence des anthropologues, qu’il n’en existe qu’une, sous diverses formes. Une religion de la terre, de la forêt, des ancêtres qui ne meurent pas mais disparaissent, une religion de la magie, des forces naturelles, menacée et dévalorisée par l’arrivée des religions monothéistes, christianisme et islam, chacune avec ses sectes et l’annonce sidérante d’une vie dans l’au-delà. Selon les lieux, les rencontres, ces aperçus varient. Tantôt l’écrivain se montre sensible, de façon presque douloureuse, à la cruauté (par exemple à la possibilité aujourd’hui encore de sacrifices humains, au sort des veuves), au mauvais traitement des animaux (chiens, chats, chevaux, bétail) ; tantôt au contraire il admire les créations de la tradition religieuse africaine, par exemple le lieu où sont enterrés les kabakas ou rois de l’Ouganda, qu’il avait vu en 1966, et cette fois-ci à nouveau : « une structure d’herbe ronde, aux belles proportions, avec un grand toit conique, plus haut que tout ce que j’avais vu en chaume, le chaume très fin, aux brins admirablement taillés : une féerie africaine ». Il regarde à nouveau. « Les kabakas ne meurent pas. Ils disparaissent dans la forêt. La “forêt” se trouvait juste en face, dans la partie intérieure de la tombe, masquée par une tenture d’écorce brune, qui pendait du haut de la coupole jusqu’au sol, tel le rideau de fer d’un théâtre. » Cette fois encore, le lieu sacré et le rituel, dans cette religion sans texte et sans écriture, mettent en scène les réalités sacrées, d’où les guillemets à « forêt ».

Observateur, visiteur de passage qui ne tarde pas à se sentir « intrus », Naipaul est en fait impliqué dans ces réalités. Parlant de l’œuvre de destruction que les religions monothéistes ont exercée sur les croyances et donc sur l’identité africaine, il pense aussi à l’Inde, à Trinidad son île natale (et à la Rome ancienne). Des religions anciennes, il ne dit pas ce qu’il pense. Il les approche, parfois de façon saisissante, ainsi à travers les mots d’un conseiller municipal de Lagos : « L’Africain moyen a très peur du paganisme, et le paganisme est là. Les musulmans et les chrétiens pratiquent le pardon et ne peuvent vous nuire. Dans la religion païenne, il n’y a pas de pardon. C’est une religion du prêté pour un rendu. » Il affirme en tout cas, à propos de l’Afrique du Sud, « qu’après l’apartheid une solution n’est pas réellement possible tant que ceux qui veulent s’imposer à l’Afrique violent une partie essentielle de leur être ». Leur être : il vise donc moins les anciennes puissances coloniales, ou la Chine, que les dirigeants et les élites des pays africains. 

Pierre Pachet