Vertiges des fichiers

Article publié dans le n°1050 (01 déc. 2011) de Quinzaines

Les amateurs de séries policières américaines le savent, l’identification n’est plus désormais qu’une formalité : les agents du FBI (ou les Robin des Bois de l’excellente série Leverage) installent un mur de verre, quelques ordinateurs et, un double click plus tard, s’inscrivent sur les vitres la photographie du malfrat recherché, son itinéraire depuis la maternelle, son suivi médical, l’état de ses comptes bancaires, ses conversations téléphoniques du mois et les sociétés écrans qu’il pilote aux îles Caïman – ne manque, et encore, que sa réponse au questionnaire de Proust. Merveilleuse facilité de la technologie : une population tout entière sous observation, repérable à tout instant ; Orwell est loin, nous sommes entrés en douceur dans les délires les plus paranoïaques de Philip K. Dick.
Fichés ? Photographie et identification 1850 – 1960. Catalogue
Les amateurs de séries policières américaines le savent, l’identification n’est plus désormais qu’une formalité : les agents du FBI (ou les Robin des Bois de l’excellente série Leverage) installent un mur de verre, quelques ordinateurs et, un double click plus tard, s’inscrivent sur les vitres la photographie du malfrat recherché, son itinéraire depuis la maternelle, son suivi médical, l’état de ses comptes bancaires, ses conversations téléphoniques du mois et les sociétés écrans qu’il pilote aux îles Caïman – ne manque, et encore, que sa réponse au questionnaire de Proust. Merveilleuse facilité de la technologie : une population tout entière sous observation, repérable à tout instant ; Orwell est loin, nous sommes entrés en douceur dans les délires les plus paranoïaques de Philip K. Dick.

L’exposition présentée à l’Hôtel de Soubise – dont l’entrée reste bardée des banderoles posées par les membres du personnel des Archives contre la Maison de l’Histoire de France, décrétée par l’Élysée future destination du lieu – nous renvoie à un temps quasi préhistorique, celui où les fiches et dossiers qui résultaient de la surveillance policière étaient encore manuscrits et les photographies encore argentiques. Les dates qui circonscrivent la période que couvre l’exposition sont commodes – entre Second Empire et Quatrième République – et ont été choisies par les commissaires (et directeurs du remarquable catalogue), Jean-Marc Berlière et Pierre Fournier, pour des raisons historiques : en 1959, le début d’utilisation des cartes perforées préfigure l’informatisation, une autre époque commence.

Tout autant que son titre, avec point d’interrogation, l’exposition aurait pu porter celui de « Tous fichés », avec le point d’exclamation de rigueur. Chacun sait aujourd’hui qu’il appartient à une société où surveillance générale et enregistrement permanent sont la norme, quelles que soient les pseudo-barrières que tente de dresser la CNIL. Mais il ne s’agit pas d’une tendance neuve, simplement d’un perfectionnement des techniques qui permettent au Pouvoir d’assurer sa tranquillité. Pas de différence de nature entre Fouché, Vidocq, Lépine, Tulard (1) ou Guéant, mais une différence de moyens, passage d’un amateurisme artisanal à une industrie performante. Depuis le Second Empire, le raffinement dans l’établissement des fichiers – 100 000 en 1890, 10 millions en 1935, 130 millions en 1967 – n’est que le produit de l’évolution scientifique.

L’invention de la photographie est indissociable de l’identification des criminels, premier objectif des responsables policiers du milieu du XIXe siècle. La description manuscrite n’avait que peu d’effets ; doublée d’un portrait, la fiche devient un instrument pratique de repérage. La photo n’est d’abord réservée (1853) qu’aux « passeports » obligatoires pour les détenus libérés, puis, en 1872, aux militaires condamnés. Ce n’est qu’en 1874 que la préfecture de police crée un service photographique, avant qu’Alphonse Bertillon ne prenne en charge le Bureau d’identité en 1882 et inaugure la voie triomphale de l’anthropométrie – ah, « les mérites transcendants de l’oreille pour l’identification », aucun lobe ni antitragus n’étant semblable à ceux du voisin… L’arrestation de Ravachol (2) grâce au « bertillonnage », puis de l’assassin Scheffer, à cause de ses empreintes digitales, justifièrent la systématisation des fichiers normés. La police moderne était en marche.

Rapprochement furtif avec le cinéma : les plaques de verre au collodion humide, utilisées par les photographes à partir de 1851, créaient des contraintes, préparation et développement, qui rendaient les opérations délicates. La révolution de la plaque sèche, à la fin des années 1880, mettant la technique à portée de chacun, simplifia considérablement le travail des services de la Préfecture. Le catalogue ne le précise pas, mais cette plaque miraculeuse fut mise au point par les frères Lumière, qui bâtirent sur sa commercialisation leur considérable fortune – les fameuses « plaques bleues » leur rapportèrent bien plus que l’invention et l’exploitation du Cinématographe. Autre petit rapprochement technique : l’extraordinaire installation, exhumée du musée de l’ENS de la Police de St-Cyr-au-Mont-Dore, constituée d’un fauteuil en fonte (deux quintaux) avec appareillage pour immobiliser le détenu, et d’une énorme chambre photographique d’un mètre cube, est montée sur des rails de plusieurs mètres, avec un système de manivelles qui permet de varier la distance entre l’objectif et le sujet, préfigurant ainsi le travelling sur chariot (qui n’apparaîtra formellement qu’en 1913).

On pourrait penser, avant d’en franchir le seuil, qu’une exposition aussi pointue, ne reposant que sur des documents arides, fiches, dossiers, cahiers et photos, et refusant les astuces interactives à la mode pour faire avaler la pilule didactique, n’est destinée qu’aux spécialistes. En réalité, il suffit de quelques pas dans la première salle pour être saisi par tous ces visages rassemblés, ces portraits de communards emprisonnés à Versailles, ce « registre dit des courtisanes » qui fait le point, en 1873, sur les hétaïres parisiennes vampirisant les riches héritiers, ce recueil des photos obscènes saisies par la police des mœurs, ancêtre de la Mondaine. De cette écume du temps ainsi déposée émane une émotion majuscule, quelle que soit la catégorie de population représentée (3) – relégués en partance pour Cayenne, anarchistes promis à la guillotine, nomades (ces fameux romanichels, premier groupe à être systématiquement repéré, et qui devaient faire tamponner leurs papiers à chaque arrivée dans un village) (4), filles soumises des maisons closes et filles publiques des trottoirs, réfugiés espagnols de 1939, déportés au retour des camps ou même ce Larbi ben Hocine, futur bagnard rétif à se faire tirer le portrait et que l’on tient fermement par les oreilles pour l’immobiliser. Difficile de ne pas s’attarder devant chaque notice, majestueusement tracée à la plume Sergent-Major, dans cette écriture administrative qui narre les pires forfaits avec pleins et déliés.

La pègre et les rebelles n’étaient pas les seules classes dangereuses à surveiller. Dans un entre-deux-guerres où chaque étranger était soupçonné de venir non seulement manger le pain des Français mais d’en divulguer la recette à son pays d’origine, le service de contre-espionnage fonctionnait à plein temps. Dans une vitrine réservée aux personnalités contrôlées par le Deuxième Bureau, on découvre quelques fiches de cinéastes que l’on ne pensait pas aussi inquiétants : si Buñuel (Luis) n’a aucun mal à se faire renouveler ses papiers de résident en 1936, Dalí (Salvador) est classé « suspect », au même titre que Ophuls (Max) ou que Stroheim (Erich von), tandis que Pabst (G. W.) est considéré « douteux » ; quant à Lang (Fritz), le fait d’avoir réalisé un film intitulé Spione le désigne évidemment comme un élément subversif. Plus étonnant, Guitry (Sacha), pourtant « écrivain français », est soupçonné, en mars 1939, d’entretenir un collaborateur allemand. Encore s’en sort-il mieux que Cocteau (Jean), « poète anarchiste », qui échappe au contre-espionnage mais que la Sûreté générale assaisonne vivement : « opiomane et pédéraste notoire, il recherche la compagnie des jeunes gens sur lesquels, grâce à sa faconde et à sa littératture (sic) morbide, il arrive à exercer une influence néfaste ». Fermez le ban.

Ce ne sont là que détails, mais l’organisation de la surveillance policière ne se construit que sur une accumulation de détails, puzzle gigantesque patiemment assemblé. Fascinante, parce que renvoyant à une époque lointaine – les photos les plus récentes sont celles des femmes du réseau Jeanson, suspectes de complicité avec l’ennemi algérien –, et passionnante, comme toute présentation intelligente d’archives, « Fichés ? » nous permet de voir d’un œil différent notre sujétion présente. Les fichiers manuels peu à peu constitués ont été remplacés par un disque dur géant, tel l’œil dans le ciel imaginé par Philip K. Dick, muni des logiciels appropriés. Il n’est pas certain que, dans cent ans, une exposition sur le même sujet présentera autant d’attraits que celle-ci.

  1. André, organisateur du fichier des Juifs de la région parisienne à partir de septembre 1940.
  2. Photographié après son passage à tabac, celui-ci demanda à être portraituré de nouveau quelques jours plus tard, afin de laisser une trace plus avantageuse. Rappelons qu’il monta sur l’échafaud en chantant l’hymne anarchiste « L’bon dieu dans la merde », mais ne put achever le septième couplet.
  3. Même émotion que celle créée par Christian Boltanski, rassemblant au musée du Grand-Hornu, dans le Borinage, des milliers de photos d’anciens mineurs du lieu.
  4. On voit la fiche de Django Reinhardt, nomade suffisamment connu en 1935 pour être seulement classé comme « forain ».
Lucien Logette